Chapitre 21 - Tu es une oeuvre d'art

463 53 154
                                    


Cela fait peut-être cinq minutes, ou quinze, voir même trente que nous nous regardons. En réalité, je ne sais pas, je ne sais plus. La paume d'Avianna sur mon corps me fait perdre toute notion du temps. Je m'abandonne dans son océan de bleu et ne parviens pas à en trouver la sortie, sous peu qu'elle existe réellement.

— On ferait mieux de sortir la tarte, propose-t-elle, mettant fin à ce contact si troublant.

Je ne bouge pas et la regarde s'atteler à la tâche. Elle attrape le gant que nous avons préalablement sorti, et ouvre le four, le tout sans jamais se lever. Elle s'écarte un peu afin de laisser assez de place pour la lourde porte. Celle-ci sépare désormais nos deux corps, créant un vide en moi. Malgré la chaleur qui s'échappe de l'appareil de cuisine, j'ai terriblement froid.

A l'aide de sa main protégée par le gant, elle sort enfin le fruit de notre travail. Elle pose le plat sur le torchon qu'elle a étalé sur le sol, puis referme le four. A peine la porte close qu'un tourbillon de chaleur réchauffe tout mon corps. Avianna est de nouveau à mes côtés, son genou frôlant le mien.

— On la goûte ?

J'hoche la tête et sors de quoi couper et manger cette petite merveille. Je nous prépare une belle part chacun que je place dans deux assiettes blanches. Je lui tends la sienne qu'elle accepte avec joie, les yeux pétillants d'envie. Elle ne tarde pas à planter sa fourchette dans la nourriture, se prenant un morceau si grand que je me demande comment sa bouche peut l'accueillir. Ses joues se gonflent, on dirait un petit écureuil dégustant sa noisette cachée avant que l'hiver ne fasse tomber ses premiers flocons de neige.

A écouter ses petits gémissements de plaisir, j'en conclu que la tarte est plutôt bonne. J'attrape donc ma fourchette et imite ma voisine. Le goût n'est pas celui dont j'ai l'habitude, mes parents doivent oublier un élément qui la rend beaucoup moins bonne que celle-ci. Je n'ai pas de mot pour définir ce délice culinaire. J'en viens même à lécher mon assiette avant de reprendre une seconde part.

— Prends le plat en entier, rigole Avianna après m'avoir vu passer ma langue sur l'assiette.

— Elle est excellente, je n'y peux rien, me justifié-je.

— C'est la noix de muscade qui fait toute la différence.

— Tant que ce n'est pas du supplément cannabis, plaisanté-je en attrapant précautionneusement le plat.

— Tu as déjà gouté ?

— Bien sûr que non. C'est quoi cette question ?

— On est dans le Colorado, c'est légal, hausse-t-elle les épaules.

Autorisé par la loi ou non, jamais je ne prendrais cette saleté. Je peux comprendre que c'est une plante utile pour les patients souffrants terriblement, mais certainement pas pour de l'amusement. Ça ne fait absolument pas rire notre pauvre cerveau.

Le regard mélancolique d'Avianna glisse jusqu'à la tarte se trouvant juste devant moi. Je crois en premier lieu qu'elle désire en avoir une nouvelle part mais me rends compte que son assiette n'est pas vide. Elle semble réfléchir. Peut-être qu'elle a déjà pris du cannabis, je ne lui ai même pas retourné la question il y a quelques secondes. Je m'y risque donc, prenant l'audace de voir disparaitre sa joie retrouvée.

— Et toi, tu as déjà gouté ?

D'un non de la tête, elle expédie rapidement mon interrogation. Je suis soulagé de savoir qu'elle n'en a jamais consommé mais comprends que derrière ce « non » se cache un « mais » lourd de sens.

— Ma sœur en revanche, elle en était une bonne cliente.

Alors le voilà, ce « mais » pesant sur sa conscience. Sa voix transmet tout le fardeau que cette histoire pèse sur ses épaules et pourtant, un sourire nostalgique ne la quitte pas. Comme si derrière la noirceur engloutissant tout autour d'elle, elle parvenait à voir le brin de lumière brillant au loin dans le ciel. Que sous les jugements et aprioris, se cachait une bonté dont elle était la seule à déceler.

A fleur de peau [SM]حيث تعيش القصص. اكتشف الآن