❧ Chapitre 14 ❧

27 3 2
                                    




« La femme amoureuse n'a plus de passé. »

- Georges Perros


Mon installation chez Aydan s'est passée avec étonnement beaucoup de normalité. Et j'apprécie cela. J'ai l'impression d'être de nouveau chez moi pendant quelques douces secondes fugaces. Il n'y a plus de problème, ou du moins je n'y pense plus, et me retrouver seule me rappèle ma vie d'avant. Allongée sur le lit d'une des innombrables chambres de la demeure de mon hôte, j'admire le plafond peint depuis plusieurs minutes ou bien plusieurs heures. Je compte chaque moulure, chaque arabesque, chaque ange représenté sur le mur en murmurant la comptine que me chantait ma mère avant de m'endormir. Les faibles rayons de l'aube commencent à franchir les rideaux entrouverts de la pièce pour venir caresser chaque centimètre de mon visage. Je n'ai pas osé fermer les yeux de toute la nuit qui a suivie notre retour de la boutique de Monique. Revivre ma mort aurait été de trop en vue des révélations de la journée. D'ailleurs la fiole violette est là, qui m'attend sur le bureau pour me rappeler ce qu'il me reste à faire pour parvenir à rejoindre mon époque. Aydan a été plutôt compréhensif en vue de mon mutisme de la veille. Je me demande souvent ce qu'il doit penser de moi et j'arrive presque toujours à la conclusion qu'il me prend pour une antisociale, comme la plupart des gens de mon époque. Du moins, il ne montre pas ce qu'il ressent devant moi. Il m'a conseillé de me reposer et de faire comme chez moi durant mon court séjour ici avant de me guider vers ma chambre et de partir, surement au siège de son entreprise. Ma première occupation fut alors de m'effondrer en travers du lit et de réfléchir. Le noir avait englouti ma chambre lorsque j'ai entendu des pas s'arrêter devant ma porte avant de se diriger vers la pièce adjacente. La même chose se produira surement dans quelques heures et je sais déjà qui sera derrière le battant. Peut-être même qu'il frappera pour prendre des nouvelles.

Je me lève mollement en attendant que mon étourdissement passe puis vais me rafraichir dans la salle de bain de mes appartements. Curieuse je fouille dans l'armoire et je suis surprise d'y trouver toute une panoplie de robes, de pantalons larges et de salomés ainsi que de vestes fines. Mon choix se porte alors sur une robe ample bleue pâle aux longues manches transparentes et des salomés claires. Je tente de coiffer mes cheveux en chignon à peu près présentable même si je suis sûre que Marie-Anne ne me laisserait sortir de cette pièce sous aucun prétexte avec une coiffure aussi peu soigneuse. Je place un bandeau brodé au dessus de ma tête et sors discrètement de la chambre sans prendre la peine de me maquiller car je suis à peu près sûre que je ne croiserais personne connaissant Cécilia. Aujourd'hui, j'ai décidé de retrouver Elie. Je longe les couloirs richement ornés de tableaux en tout genre puis descends les majestueux escaliers à double entrée de la demeure où le bruit de mes pas s'efface sur l'épaisse couche de moquette claire qui recouvre chaque marche.

J'admire de nouveau le plafond où pend le gigantesque lustre que j'avais remarqué le soir de la fête chez Aydan. Aujourd'hui j'apprécie le calme de la demeure où la lumière pâle de l'aube s'infiltre par les grandes vitres du salon sur ma gauche. Je me rappèle parfaitement ma première fête ici : le rythme endiablé de la musique battait à mes oreilles alors que les lumières des chandeliers et lustres rayonnaient à en donner le tournis, le sourire adorable d'Aydan, la sortie dans les jardins avec lui... La fraicheur de l'air me fait légèrement frissonné et pourtant je pourrais rester là des heures durant. Mes talons claquent sur les pavés en rythme avec le chant des oiseaux. Je passe devant les haies parfaitement taillées, les parterres de rosiers rouges, blancs, oranges et roses, les arbres centenaires au milieu des pelouses tondues, les bosquets endormis. J'entre dans la forêt privée du domaine et tente de retrouver le kiosque où nous nous étions assis ce soir-là. Et le voilà, en face de l'étang comme je l'avais quitté. J'entreprends de m'assoir sur le banc immaculé et de contempler la statue qui émerge de l'eau à une dizaine de mètres de moi. Tout est si calme que je pourrais très bien m'imaginer l'observer à mon époque. Parfois je me surprend à imaginer la vibration du moteur des voitures à mes oreilles, l'odeur de pollution dans mes narines, l'humidité qui colle à ma peau, assise dans la voiture de mon père. Je ris tristement lorsque je constate que mes parents ne sont toujours pas nés à cet instant, ni mes grands-parents d'ailleurs. Et si je pouvais rencontrer mes ancêtres ? La famille Sanders doit toujours se trouver à Bâton-Rouge tandis que les Leduc doivent surement toujours être en France. Dans exactement 48 ans, ma grand-mère arrivera ici, aux Etats-Unis et rencontrera mon grand-père. Je ressens, curieusement, une certaine impatience à assister à leur première rencontre et à celle de mes parents. Je suppose qu'il ne faudra surtout pas changer le cours des évènements au risque d'annuler jusqu'à ma propre naissance, comme dans les films que je regardais avant. Quel cliché ! Qui aurait un jour crut que les films de science-fiction allaient m'aider à affronter une telle situation...

Contre le temps : 20'sWhere stories live. Discover now