Scène 13

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Nathan est seul sur scène.

NATHAN

Alors, je me suis bien habillé, puis j'y suis allé.

C'était dans un appartement immense, s'étalant sur plusieurs étages comme une pièce montée, en haut d'un gratte-ciel tout en verre. Déjà dans l'ascenseur, je sentais le sol trembler sous mes pieds, comme si le monde entier était sur le point de s'effondrer. L'atmosphère était moite et le couloir empestait l'eau de rose, l'alcool fort et la sueur.

Tapi dans mon atelier, j'avais imaginé ces soirée où monde de l'art, de la finance et de l'indécence se rentrent dedans pour finir noyés dans un jacuzzi de champagne, de sang et de gouache. Je les avais imaginés la foule colorée et méprisante, le fracas des rires et des coupes, la décadence et la honte du lendemain matin. J'avais imaginé tout cela, et mon imagination est tout ce que j'ai aujourd'hui, mais j'étais si loin de la réalité. Tout ce que j'ai vu ce soir, tout ce que j'ai vécu, dépasse amplement tout ce que l'art a pu mettre au monde.

Devant mon regard silencieux et effrayé, une vague kaléidoscopique se pressait dans des couloirs obscurs pour se déverser en flot dans de vastes pièces noires et blanches, bousculant les sculptures de leurs piédestaux, s'adossant à des toiles branlantes, rasant tout sur son passage comme un raz de marée humain. Ils étaient tous très différents mais se mouvaient dans une seule et même masse frénétique. Il y avait ceux qui braillaient et ceux qui observaient, ceux qui buvaient dans l'ombre et ceux qui se jetaient dans la mêlée des danseurs, ceux déjà nus, avachis sur des canapés en forme de bouche, les cuisses écartées, et ceux qui traçaient des lignes blanches sur fond noir à même des monographies rares.

Puis il y avait moi, déambulant parmi les regards hautains et révulsés, désorienté par cet appartement labyrinthique qui semblait se renverser à chacun de mes pas, pénétré par cette atmosphère de drogue et de sexe.

J'ai tout vu cette nuit-là. Un homme en costard, raide et immobile, tenant en laisse un coyote muselé que tout le monde caressait. Une horde de mâles affamés qui dénudèrent une femme en dévorant sa robe de viande crue, inondant un tapis blanc de sang frais. Un grand jeu de massacre construit à partir de soupe en boite et dont les canettes volaient à travers les pièces. Enfin, sauvage et inattendue, une bataille de nourriture qui éclata au milieu de la soirée et se propagea à travers toute la fête, ajoutant une énorme tâche de plus à une grande toile abstraite. Tant de choses qui m'apprirent que ces gens n'avaient qu'une seule qualité en commun : l'absence de limite.

Je ne sais comment mais Roi me retrouva au cœur de cet immense naufrage. Il me prit par le bras pour me traîner dans ses appartements privés, loin de cet incessant tapage, et...

Jean Roi entre.

ROI

Bienvenu dans mon humble chez moi. Sans me vanter, une des meilleures vues de Paris.

NATHAN

J'en connais des meilleures.

ROI

Ah oui ? Où ça ?

NATHAN en se tapotant le crâne

Ici.

ROI amusé

Oui, bien sûr.

Il sert deux verres de vin.

Tu sais... On peut se tutoyer ? Je disais donc, j'ai vraiment été très impressionné par ton travail au vernissage. Quelle claque ! Toutes ces photos, froides et précises, ça faisait longtemps que je n'avais pas ressenti ça dans une galerie. C'était d'une telle force, c'était... Il cherche ses mots. Dur !

L'Amour de l'ArtWhere stories live. Discover now