Chapitre 46 - Intrusion

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Les environs du château étaient calmes, dans un paysage encore assoupi. La forteresse ventrue dressait fièrement ses tours et pointes tarabiscotées dans le ciel gris-bleu, comme un immense dragon noir hérissé de cornes, endormi sur son lit de terre. En dessous, le châteaupe se reposait enfin.

Églandine ralentit son allure et progressa de cachette en cachette. Il n'y avait personne en vue ; c'était à croire que le château également était désert. Cependant la herse était relevée et l'entrée grande ouverte. Églandine commençait à trouver ça louche quand une petite porte s'ouvrit plus loin dans le mur. Une patrouille fit son apparition. Composée de six gobelins déambullant au pas cadencé dit de la marche du canard, vêtus d'uniformes crasseux et armés de lances tordues, ils descendirent la colline boueuse que surplombait l'édifice avant de passer en sautillant devant la cachette d'Églandine. Ils ne la remarquèrent pas, continuèrent leur ronde et bifurquèrent à l'angle d'une muraille.

La porte était mal fermée. Un courant d'air l'entrouvrit un peu plus en grinçant.

Églandine saisit sa chance et se précipita sans bruit. D'un rapide coup d'œil par l'embrasure, elle s'assura que personne ne l'attendait derrière. Elle se glissa à l'intérieur, repoussa le battant et se colla contre la paroi. Elle s'en écarta juste après avec une grimace de dégoût. Le mur était visqueux comme s'il avait été enduit de gras rance ou d'huile de friture, ou peut-être un peu des deux. De la poussière était agglomérée dedans. Il s'agissait de toute évidence un château gobelin.

Elle devait se trouver dans une salle de garde, un cellier, une remise, ou un mélange de tout ça. Deux grandes tables entourées de tabourets étaient recouvertes d'un bazar qui prouvait que d'ordinaire une vie grouillait entre ces murs : des jeux de cartes dérangés, des bols d'une bouillie grisâtre et des tas de chaussettes propres déjà sales qui attendaient d'être reprisées, transformées en moufles ou en filtre à cafetière. On trouvait également des balais couverts de poussière, des râteliers pleins d'armes rouillées avec soin et des tas de patates, des tas de tas de patates, qui montaient jusqu'au plafond en manquant de débouler un curieux trop curieux pour son bien.

Églandine n'était pas armée ; elle avait volontairement laissé le Glaive au campement. Après tout, elle l'avait annoncé : elle ne comptait tuer personne aujourd'hui. Peut-être demain s'il le fallait vraiment. À la place, elle prit un balai serpillière. C'était le seul objet pas trop crado qui traînait ici.

Elle tendit l'oreille contre la porte. Il n'y avait pas un bruit de l'autre côté. Elle l'entrouvrit et glissa un œil. Personne non plus. Soudain elle perçut comme des exclamations au loin... de la musique peut-être ? Elle n'allait pas bouder sa chance et se faufila dans le corridor sombre. À pas de loup, et sans jamais croiser personne, elle traversa ainsi plusieurs salles dont la logique lui échappait complètement. Parfois elle tombait sur des pièces immenses meublées d'un rien, et d'autres fois c'était des placards censés accueillir une dizaine de personnes. Des toilettes se trouvaient dans la cuisine, un lit dans les toilettes pour six. Des portes s'ouvraient sur un mur quand ça n'était pas sur un gouffre, des escaliers montaient pour s'arrêter contre le plafond et d'autres étaient si étroits qu'ils ne pouvaient être descendus qu'en marchant de profil. C'était un labyrinthe mal éclairé et mal conçu qui sentait l'air renfermé et préalablement digéré. Personne n'aurait pu s'y retrouver, même avec une carte.

Églandine arriva enfin à un croisement et s'arrêta, sourcils froncés. D'un côté, un escalier s'enfonçait plus profondément dans l'obscurité, et de l'autre un couloir éclairé remontait en pente douce. En revanche, il n'y avait qu'une seule pancarte, bien en vue.

« Salle du trône ⇗⇗⇗⇗ »

La jeune femme réfléchit un instant avant de choisir le chemin de gauche : l'escalier qui descendait. Elle n'allait pas débarquer dans la salle du trône sans être préparée pour ça : elle n'avait même pas son armure d'héroïne, ça ferait déplacé.

Églandine, le Magicien, la Princesse et les tonneauxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant