1. La fin d'une saison

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Lorsque je repense à cette journée, j'ai l'impression qu'un filtre flou et imprécis entoure mes souvenirs

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Lorsque je repense à cette journée, j'ai l'impression qu'un filtre flou et imprécis entoure mes souvenirs. L'image qui me vient est sans doute fantasmée, métamorphosée, loin de la réalité qui à l'époque me rattrapait, et qui m'échappe encore aujourd'hui. Je me revois face à ce vieux miroir acheté sur un marché aux puces de Mauerpark, la main accrochée à mon mascara, le geste suspendu par la dureté de mon propre regard, accusateur. Je me reprochais de n'avoir pas su leur dire que je ne leur en voulais plus, que même si le fantôme de notre passé était l'unique chose qui nous unissait, j'empruntais le chemin de la résilience.

Mes parents m'avaient quittée quelques heures plus tôt avec un au revoir pudique et froid, comme à leur habitude. Ils avaient délaissé pour une journée leur campagne berlinoise afin d'assister à la remise de mon diplôme, couronnant mes six années d'études de Droit. La cérémonie avait été aussi morne que le visage de mes géniteurs. Impassibles et gris, ils s'étaient fondus dans la masse orgueilleuse et tirée à quatre épingles, composée des proches de tous ces jeunes adultes qui comme moi avaient achevé leurs longues études avec le fameux Graal. Avec mon master de Droit en poche, je pouvais réaliser mon rêve de fillette et étancher ma soif de justice. J'avais déjà obtenu une place de stagiaire-greffier dans un cabinet public spécialisé dans les droits de l'enfance et en particulier la pédocriminalité. Je mettais tous mes espoirs dans cette opportunité dont le contrat fut signé avant même d'avoir passé mon dernier examen.

Mon père et ma mère s'étaient estompés tel un mirage fondu dans le groupe d'inconnus, ils avaient esquissé un faible sourire où j'avais lu presque de la satisfaction presque de la fierté. Un photographe professionnel nous avait pris en portrait tous les trois. Ma mère m'avait tenu à peine le bras, et mon père s'était figé raide comme un piquet. Le pompon de ma coiffe s'était balancé devant mes yeux, ma mère l'avait attrapé vivement et l'avait replacé sur le côté de ma tête, méticuleusement. Elle avait aussi réajusté mon écharpe rouge sur ma toge noire de nuit.

– C'est bien mieux ainsi, avait-elle conclu de sa voix fluette.

Mon cœur s'était serré, c'était la seule marque de tendresse de sa part que j'avais reçue en ce jour.

Nous étions sortis du Palais des congrès où se déroulaient toutes les cérémonies de ce genre, et nous nous étions immobilisés au centre de la place face à l'entrée du bâtiment. Gênés, nous étions restés distants quelques instants. Je ne savais pas quel élan m'avait prise, je leur avais proposé de boire un verre en terrasse, histoire de ponctuer cette journée. Ma mère avait pincé les lèvres, l'œil fuyant et avait voulu répondre par la négative, mon père lui avait cogné doucement les cotes de son coude et avait accepté ma suggestion.

Dans le café bon chic bon genre dans lequel je les avais conduits, les mots avaient été rares et les phrases simplistes. Mon paternel avait tenté de savoir dans quel cabinet j'allais commencer à faire mes preuves et ma mère avait détourné chaque sujet qui approchait mes réelles motivations. Encore une fois, on ne parla pas de lui ; encore une fois, ils avaient évité de mentionner mon petit frère et son tragique destin. Rodée par des années de déni et de refus qu'ils nommaient pardon, je m'étais tenue silencieuse et avais gardé pour moi la passion dévorante qui entourait l'injustice qu'avait subie mon frère alors qu'il n'était qu'un enfant. Je leur avais aussi dissimulé que quelques jours auparavant, j'avais foulé pour la dernière fois de ma vie le sol sacré de Dieu et de son fils, l'Église qu'ils continuaient de fréquenter et où ils exprimaient leur foi. Je n'avais pas voulu leur faire d'affront, je n'avais pas désiré envenimer nos relations déjà si fragiles. Malgré leurs mines fermées, je les avais sentis sincèrement ravis pour moi. Je leur portais une tendre affection, celle qui nous paraît obligée et socialement normale. Ils étaient mes parents et de fait, je me persuadais de les aimer. Leur chocolat chaud terminé, ils ne s'étaient pas attardés, trop pressés de reprendre leur vie, loin de moi et de ma soif de justice. Ils m'avaient quittée sans effusion.

NylaWhere stories live. Discover now