Vermeil

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Il n'avait jamais eu le sentiment aussi prononcé de sa solitude. Il avait suffi qu'il se retrouve au milieu d'une foule joyeuse et désordonnée, vaguement familière mais vide de visages amicaux. Un flot continu d'élèves dégueulait sur les trottoirs à la sortie du lycée, mais il n'était pas l'un des leurs. Des petits groupes s'aggloméraient, et, surmontés de nuages de fumée de cigarettes, ils aspiraient la mort à pleins poumons avec l'entrain de ceux qui s'imaginent invincibles.Ils l'ignoraient superbement, sans même chercher à le laisser de côté. Il était juste seul, fondamentalement, viscéralement, et s'ils avaient eu le sentiment de son existence, même eux l'auraient deviné. 

À la vérité, il n'était jamais aussi seul que parmi eux. S'il n'était pas tenu de frôler leurs existences chaque jour, il n'aurait jamais l'inconfort d'avoir à reconnaître cet état de fait. Dans le même temps, il s'accrochait à sa solitude comme au dernier radeau sur une mer d'indifférence. Lorsqu'il était seul, il se sentait libre, vivant — en tous cas plus qu'ils ne le seraient jamais.

Soudain, sa solitude fut troublée par une lumière qui transperça les nuages narcotiques accumulés devant ses yeux. Une couleur brillante, vibrante comme le mouvement attira son regard plus loin sur la chaussée. Un rayon du Soleil facétieux taquinait une chevelure brune et abondante en la parant d'un reflet rougeoyant comme une lanterne creusée dans une citrouille. La toison appartenait à une élève qui traversait en dehors des clous, comme tant d'autres avaient l'habitude de le faire à la sortie des classes. Sans qu'il ait besoin de voir son visage, il était certain de ne pas la connaître. Pourtant, il ne pouvait détacher les yeux de ses cheveux, pas plus que le Soleil ne consentait à les quitter.

Il aurait voulu savoir pourquoi elle se pressait ainsi à grandes enjambées au milieu de la chaussée. Ça l'intéressait vraiment. Mais elle ne se retournerait jamais, pas plus qu'il n'aurait d'explication à son comportement. Car tout à coup, il perçut le crissement caractéristique des pneus lors d'une tentative de freinage. Presque simultanément le bruit du choc lui vrilla les tympans. Pourtant, il ne vit rien. Ou plutôt, il ne vit pas l'accident. Mais il perçut le cri, celui de la fille. Un cri rouge et profond. Le cri incisif de celui qui voit sa mort et la refuse. Cette note se répercutait à l'intérieur de lui comme un écho qui le déchirait. Elle n'en finissait pas de crier.

Puis sa vision s'accommoda pour lui montrer la flaque de sang qui s'agrandissait doucement sur l'asphalte. Cette figure aléatoire et éclatée que dessinaient les flots carmin lui évoquait une forme d'art pur et sauvage. Il vit de très près l'hémoglobine s'égoutter sur le sol, comme s'il était une fourmi sur le goudron hypnotisée par le spectacle. Rougie par le liquide vital, une main était échouée, sans doute au bout d'un bras et d'un corps sans vie qu'il ne pouvait distinguer. À son index trônait une bague d'argent aux motifs complexes. Sertie en son centre, une grosse améthyste ovale se tenait telle l'œil d'un témoin sidéré.

L'Ordre des PsychopompesWhere stories live. Discover now