I. 6. À mon premier amour

78 6 0
                                    


Peut-être que je pleure parce que je t'aime ; peut-être que je pleure parce que j'ai peur de ne plus t'aimer. Peur de te perdre.

Ça doit être de ma faute, ça l'est sûrement.

« Yoongs ? »

En premier, c'est le grincement de la porte que j'entends. Puis, le croassement du vieux parquet sous ton poids. Enfin, ton gémissement de douleur tandis que tu trébuches sur le palier.

Puis, je vois. Je te vois. Je crois que c'est la première fois que je te trouve pathétique. 

Pathétique, c'est ce que tu es désormais, ce que tu n'as jamais été auparavant. Insupportable, énervant, je t'ai connu ainsi, mais même dans ces moments-là.... Tu avais ce regard. Ce regard-là, tu sais ? Celui que je ne retrouve plus aujourd'hui.

Les pupilles dilatées, dévorées par les flammes de la passion, tu avais ce regard-là, l'air déterminé, et chacune de tes exhalations étaient bourrées de détermination, et ta colère était alimentée par ton désir de réussir. Tu voulais triompher. Je le voyais, à chaque pas, à chaque cri, à chaque pleur.

Et à chaque cri, chaque pleur, à chaque fois, je t'aimais un peu plus.

Mais aujourd'hui, tu ne gardes aucun trace du Min Yoongi que j'ai toujours connu. Aujourd'hui, tu trébuches à chacun de tes pas et tentes de te rattraper afin d'éviter la chute. Tes mains tremblent, semblent ne pas savoir où se poser, ces mêmes mains que j'ai toujours vu danser avec élégance et aisance sur le piano comme s'il n'était rien d'autre que la continuation de ton corps. Tes lèvres s'entrouvrent en vain, ces lèvres-là qui hier encore m'embrassaient avec la fougue d'un premier amour et d'un dernier baiser, car tandis que tu cherches en vain à t'exprimer, à manipuler les mots pour qu'ils trouvent un sens, pour qu'ils viennent s'assembler pour illustrer tes pensées, l'alcool embue tes pensées et le monde produit un vacarme assourdissant, et tu es perdu, perdu, perdu au plein milieu de nulle part. D'un nul part où j'existe à peine, un nul part où il n'y a que toi qui compte.

Hier, tu étais éblouissant. Aujourd'hui, tu es pitoyable.

Dehors, le monde continue à suivre son cours. Les crécerelles chantent, le ronronnement des voitures crée une douce mélodie à laquelle je n'ai jamais réellement prêté attention, les horloges, immobiles, affichent de manière narquoise le temps qui s'enfuit, à tout pas. Dehors, le monde suit son cours, et moi, je suis là, figée.

Tu trébuches, et je détourne le regard, incapable de supporter cette vision horrifiante que tu m'offres ; peut-être que je t'ai élevé sur un piédestal, peut-être que tu viens d'en tomber, que tu t'es brisé en mille morceaux devant mes yeux de gamine effrayée. Ou peut-être que c'est moi qui tombe, peut-être que c'est moi qui se brise tandis que tu t'éloignes de moi, seconde après seconde, tandis que tu me laisses toute seule dans le noir, pas après pas.

(Reste auprès de moi un peu plus longtemps, le temps d'une saison, ou un peu plus longtemps.)

Hier, je croyais que tout commençait enfin, je croyais avoir le droit à un nouveau départ, je commençais à peine à espérer à nouveau, mais aujourd'hui je comprends que la fin est peut-être plus proche que je ne l'aurais cru. Aujourd'hui, je comprends que tout se finira bientôt.

Au fond, je crois que je l'ai toujours su : tu étais si éblouissant que les étoiles te jalousaient, tu brillais de fierté et le monde entier se retournait sur ton passage, tu débordais de talent et les projecteurs étaient braqués sur toi depuis le début. Peut-être que l'on était destiné à se séparer avant même d'avoir commencé ; peut-être que tu étais trop beau pour être vrai. Je crois que je l'ai toujours su.

Tu trébuches, et je détourne le regard, mais je vois tout aussi clairement que si tu étais en face de moi. Chacun de tes gestes est gravé dans ma mémoire, chaque mouvement inscrit au fin fond de ma mémoire et je te vois te relever, esquisser un pas dans une vaine tentative de te rapprocher vers moi. Je ferme les yeux, et tu m'apparait sous mes paupières, plus clair que jamais, et chaque détail, chaque trait qui te rend unique est ancré dans ma mémoire, m'apparait avec une précision qui dépasse la réalité. Je te vois te rapprocher de moi, peu à peu, puis plus rapidement, et tout à coup, je te perçois, puis je te sens, tout près de moi, et je te déteste.

Je te déteste ; je déteste la familiarité de ces mains, aussi douces qu'elles l'étaient hier, ces mains qui touchent ma joue et qui me font frissonner de dégoût aujourd'hui ; je déteste ta bouche, qui hier encore m'embrassait, et qui aujourd'hui dégage une haleine si alcoolisée que ton souffle me révulse.

Je te déteste toi, car tu es là, si près de moi, mais si loin à la fois. Tu es là, à deux pas, mais je comprends désormais que nous ne sommes pas destinés, et que je serais, un jour, privée de ta présence, privée de nous, privée de toi. Tu es là, si proche, si vulnérable, mais je ne veux pas, ne peux pas supporter de te voir.

Je te regarde enfin.

Mes espoirs s'évaporent devant mes yeux, et mon cœur tambourine de chagrin dans ma poitrine. Comme un écho, ton absence résonne au creux de ma poitrine, me chuchotant que tu ne seras jamais, jamais, jamais mien ; des sanglots me nouent la gorge, alors je reste là, muette, à regarder tes yeux d'un marron clair me regarder avec un désespoir que je ne t'ai jamais vu.

Il y a des mots que j'ai envie de te dire, des mots que je ne serais jamais capable de te dire ; je veux te dire que je t'aime, je veux te dire que je t'ai toujours aimé, je veux t'avouer que je te déteste ; mais le courage ne me vient pas, et mes larmes menacent de couler, alors je reste muette.

Je te regarde, et je vois tout cela aussi clairement que si j'avais les yeux clos : tout ce que nous sommes, tout ce que nous serons jamais, c'est une promesse brisée, une promesse pleine d'avenir et gonflée d'espoir, une promesse qui emplit de joie et donne envie de vivre jusqu'à en perdre haleine, une promesse d'un monde nouveau et meilleur, un monde rempli d'aventures et de bonheur, une promesse pleine d'un amour éternel qui ne s'éteindra jamais, qui résistera la plus petite brise et le plus grand des ouragans. Je te regarde, et tout ce que je vois, c'est une promesse brisée.

Je te déteste, toi et ton souffle alcoolisé. Toi et tes promesses brisées. Je te hais, Min Yoongi.

Mais tu me regardes, silencieux tandis que mon monde à moi est un immense vacarme, et je n'ose pas tout te dire. Je n'ose pas te dire que j'ai déjà vu, que j'ai compris, que j'ai compris que nous étions destinés à l'échec depuis le début. Je ne dis rien. J'enfouis les mots au fond de ma poitrine, dans un de ces recoins auquel je t'interdis l'accès.

Ensuite, je te prends la main, cette main qui hier me réconfortait mais qui aussi me donne envie d'éclater en sanglots, et j'entrelace nos doigts, peut-être pour la dernière fois, et la gorge nouée, je te dirige comme je l'ai toujours fait, afin que tu ne te perdes jamais dans les recoins sombres de ce monde qui dévore la lumière sans que celle-ci ne s'en aperçoive.

Ce soir, si tu crois triompher, Min Yoongi, tu te trompes. Car ce soir, tu réussis, et ce succès t'éloigne peu à peu de moi sans que tu t'en rendes compte, et déjà, je sais, je sens que tu es trop loin pour que je puisse te rattraper.

S'il me faut être honnête, je crois que je l'ai toujours su : tu étais si éblouissant que les étoiles te jalousaient.

Tu m'as ébloui dès le premier regard ; mais tu es destiné à d'autres choses, des choses plus grandes. Tu es destiné à éblouir le reste du monde, et je ne peux plus garder ta lumière pour moi seule plus longtemps : cela serait égoïste.

Bientôt, ce sera le reste du monde qui t'admirera de loin ; et j'ai bien peur que leur attention ne ternisse un peu plus ta lumière, ta lumière qui est déjà plus terne qu'elle l'était hier. J'ai peur que tu perdes ton éclat, Min Yoongi, j'ai peur que tu remplaces ta lumière par celle des projecteurs.

Au fond, je crois, que ça n'a jamais été ça, le triomphe que je désirais pour toi. Ou peut-être que c'est moi : peut-être que je me montre égoïste car tu t'en vas.

Ce soir, je m'imagine mon triomphe à moi, celui-là qui arrivera un jour, et je le trouve bien fade. Car ce triomphe-là, je l'imagine sans toi à mes côtés. 

Triomphe - Min YoongiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant