Première partie, Chapitre 1

46 0 0
                                    

Mai 2017

A la sonnerie, je pris mes affaires et montai l'escalier pour aller en cours. Nous avions fêté un anniversaire en salle des profs, ce midi. J'aurais préféré rester un peu plus longtemps à discuter avec les autres, ou faire une sieste. Pour les profs aussi, le retour au travail pouvait être difficile. Heureusement, je savais que les Terminales ES sauraient me faire revenir à moi. Ils étaient parfois agités le vendredi après-midi. Certains diraient qu'ils étaient toujours agités. Tout dépendait du degré d'agitation qu'on était prêt à supporter. J'avais entendu tellement d'horreurs sur les établissements de banlieue parisienne, surtout celui-là. En m'accueillant, le proviseur lui-même m'avait mise en garde. Certains diraient que ce n'était pas le meilleur endroit où faire son année de formation. Et pourtant, j'avais tellement appris...

Quelques filles étaient déjà devant la salle de classe, assises contre le mur du couloir. J'ouvris la porte. Les autres arrivèrent vite, toujours impatients de venir en cours de philosophie. Les garçons me saluèrent avec enthousiasme, les filles avec plus de discrétion. Ils prirent leur place, très bavards, mais cela ne me gênait pas d'ordinaire. Ils savaient aussi mettre leur envie de parler au service du cours et je n'avais jamais eu grand-chose à leur reprocher.

Je sortis mes affaires. Nous étions en plein dans la notion "matière et esprit" : le premier cours les avait intéressés. Pourtant, je n'aimais pas beaucoup cette partie du programme. Je reconnaissais même avoir eu quelques difficultés à préparer le chapitre.

— Allez, installez-vous et concentrez-vous, on commence.

Mais je ne pus commencer le cours : je fus interrompue par une surveillante.

— Euh... Madame Gruel... marmonna-t-elle d'un air gêné.

Elle me présenta une femme qui attendait derrière elle. Je la reconnus immédiatement, surprise et inquiète.

— Oh ! Madame l'inspectrice... ?

Elle s'avança dans la salle. Au son de ma voix, à mon visage, elle comprit vite que quelque chose n'allait pas.

— Vous aviez oublié que je devais venir aujourd'hui ?

— Non... En fait... je ne l'ai jamais su. Je n'étais pas au courant. Ce matin, Monsieur le proviseur m'a rappelé que je devrais bientôt recevoir un courrier pour m'indiquer la date de votre venue.

— Ah... le courrier n'a pas dû arriver... à moins que ma secrétaire ait oublié de l'envoyer.

Les élèves observaient la scène, silencieux. Eux aussi laissaient paraître leur inquiétude. Je sentis leurs regards peser. Ils savaient que l'inspectrice devait venir pour valider ou non mon stage et me titulariser, mais comprirent vite qu'il y avait un dysfonctionnement.

— Bon, ce n'est pas juste pour vous vis-à-vis des autres stagiaires qui ont été avertis une semaine avant. Je vais vous laisser quelques minutes de réflexion. Vous me direz si vous voulez que je reste ou si vous préférez que je revienne un autre jour. Ne vous sentez vraiment pas obligée de m'accepter aujourd'hui...

Elle sortit de la salle. Je regardai aussitôt le cours que j'avais préparé, sur une notion que je ne maîtrisais pas au mieux. Plusieurs élèves se précipitèrent devant mon bureau pour m'assaillir de questions.

— C'est l'inspectrice ?

— Qu'est-ce qu'elle va faire ?

— Elle va vous virer si le cours n'est pas bien ?

— On ne veut pas que vous soyez virée, Madame.

— Mais non, je ne vais pas être virée, les rassurai-je.

— Vous pouvez faire un autre cours que vous aimez plus si vous voulez, suggéra justement l'un d'eux.

— Oui, ne vous inquiétez pas, on ne dira rien, on fera semblant d'avoir révisé.

De toute façon, je ne me sentais pas prête à être inspectée sur la notion de matière et d'esprit. J'avais justement gardé la notion de la technique exprès pour le jour de l'inspection. Mais si je commençais une nouvelle séance, elle s'en rendrait compte. Mais les autres stagiaires n'avaient-ils pas fait la même chose ? En étant prévenus une semaine avant, ils avaient le temps de prévoir le cours qui les arrangeait le plus.

Je retournai la chercher dans le couloir.

— Alors, qu'avez-vous décidé ? Si vous voulez, on peut dire que si la séance se passe mal, je vous donnerais quelques conseils et reviendrai une autre fois, qu'en pensez-vous ?

— C'est très gentil à vous... en fait... ça ne me gêne pas que vous restiez. Mais est-ce que ça vous dérange si nous abordons une nouvelle notion aujourd'hui ?

— Non, pas du tout, au contraire ! C'est bien aussi de voir de quelle façon vous abordez une notion.

Elle prit place, et il fallut commencer. Le silence qui régnait était presque oppressant. Jamais cette classe n'avait été aussi silencieuse. Je remarquai qu'il manquait deux élèves. Ils pouvaient être absents, mais c'était fréquent qu'ils arrivent en retard. J'espérais qu'aucun d'eux ne remarquerait que nous ne faisions pas ce qui était prévu.

Mais tout se passa au mieux. Les deux élèves arrivèrent un peu en retard, mais ne firent pas la moindre réflexion : ils avaient vite remarqué le silence trop inhabituel, puis la présence de l'inspectrice. Bientôt, un peu rassurés de voir que le cours se passait normalement, le reste de la classe quitta son mutisme. Ils s'efforcèrent de participer au mieux. Plusieurs d'entre eux rappelèrent d'autres cours que nous avions faits en essayant de faire des liens avec celui-là. Une fille au premier rang se félicita d'avoir justement révisé une autre notion la veille, lorsqu'elle devança le rapprochement que je voulais faire avec celle-ci.

L'angoisse des premières minutes avait complètement disparu. J'en oubliai la présence de l'inspectrice, que je ne regardai pas une fois, libérée de la peur de ne pas lui plaire. Je savais parfaitement, à ce moment-là, que j'étais à ma place. Je faisais le métier de mes rêves et je le faisais bien. Jamais je n'aurais cru qu'une inspection pouvait devenir l'un des plus beaux jours de ma vie. Ni que ma titularisation, que j'attendais tant, me plongerait en plein cauchemar.


Stylo RougeWhere stories live. Discover now