Chapitre 1

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6 Juin 1938 – 13h32 – 15, Rue Daguerre – Paris XIVème

L'astre solaire étincelait dans l'azur parisien, éblouissant quiconque osait lever les yeux vers lui. Les vieilles pierres de la rue Daguerre, chauffées à blanc par les rayons ardents, paraissaient semblables à de vénérables diamants, enchâssés au fond du lit d'un ruisseau. Débarrassées de leur antique patine prodiguée par les ans, elles brillaient si intensément qu'on les eut cru sur le point d'éclater. Les passants se pressaient sur les minces trottoirs, rasant les murs afin de profiter de l'ombre légère dispensée par les façades des immeubles de la rue. Celle-ci, quoique étroite, s'étendait en déployant un florilège de petites échoppes aux vitrines lustrées, entrelacées de nombreux cafés et restaurants, dont la rumeur bruissait continuellement. Suspendues aux balustrades, les jardinières, pareilles à des cornes d'abondances mythiques, déversaient des flots de glycine, dont les fins pétales étaient délicatement mêlés aux étoiles blanches du jasmin. Fleurissant impunément au-dessus des passants, cette cascade chatoyante exhalait un doux parfum enivrant. A la terrasse du Café Daguerre, si à deux pas de la place Denfert, une jeune femme brune, aux cheveux soigneusement coiffés en chignon, conversait à bâtons rompus avec un homme doté d'une épaisse tignasse blonde. Bien qu'elle lui lançât régulièrement des regards lascifs, au détour d'une phrase anodine, il demeurait imperméable à son charme. Acquiesçant de temps à autre afin de la contenter, il tirait nonchalamment sur un long fume-cigarette en or, dont les volutes tournoyaient longuement avant de s'évanouir dans les hauteurs. C'était un bel homme d'environ 25 ans, dont la musculature développée était atténuée par une taille élancée. Il avait retiré sa veste, et portait simplement un pantalon gris assorti d'une chemise blanche aux manches retroussées. Malgré cet aspect négligent, ses lunettes rondes dissimulaient un regard acéré, qui effrayait quelque peu au premier abord. Ses yeux passaient rapidement de sa compagne à la rue, revenant systématiquement au trottoir d'en face, au n°3, où se dressait un vieil immeuble défraîchi. Sur la façade ternie par les assauts du temps, de vieilles balustrades à-demi descellées côtoyaient des sculptures émoussées, figurant la noblesse passée de l'édifice. Quelques bouquets de fleurs, jetés ça et là aux balcons, tentaient de prodiguer une touche de gaité à l'ensemble, mais ne réussissaient qu'à accentuer la pâleur de l'immeuble. Cependant, au second étage, une large fenêtre s'ouvrit soudainement, livrant passage à une jeune fille aux doux yeux rieurs. D'un geste empreint d'habitude, elle se jucha sur un vieux tabouret vermoulu, puis s'accouda rêveusement à la balustrade. Son regard pénétrant glissait souplement d'un immeuble à l'autre, s'attardant longuement sur la cime d'un arbre vigoureux ou bien sur la devanture d'une boutique pimpante. Immobile, lisant de temps à autre un passage du livre qu'elle tenait à la main, elle paraissait être la maîtresse de ce quartier, telle une duchesse s'informant sur l'état de son royaume. Transfigurée, elle adoptait les traits d'une mère veillant sur sa progéniture, et tout ce qui l'entourait revêtait à ses yeux une importance particulière : aussi bien le perpétuel va-et-vient sur les pavés, que le chant discret d'une cohorte de merles, paradant victorieusement sur les crêtes de zinc. Dès l'instant où elle parut sur le balcon, un sourire victorieux étendit les lèvres du jeune homme, et son corps se détendit tout à fait. Porté par une vague d'enthousiasme, il se mit à prendre part avec entrain au verbiage futile de son amie, et ne cessait de rire à ce qu'elle lui disait. Celle-ci, enchantée par son revirement soudain, se sentait à présent assez téméraire pour pouvoir rapprocher sa chaise de la sienne, et orienta subrepticement la conversation vers un ton plus intime. Le jeune homme, las de ses avances répétées, se laissa prendre à son jeu afin de la contenter, et, une demi-heure plus tard, il prit congé d'elle en l'assurant de la revoir le lendemain. Sise sur son balcon, la jeune femme n'avait pas esquissé un seul mouvement, et poursuivait son observation solitaire.

Le Maître Chanteur Donde viven las historias. Descúbrelo ahora