PROLOGUE : ADIEU NOAH

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Il était autrefois, un jour de mars 1925. Un lundi. Ce n'était pas l'un de ses innombrables lundis ordinaires, annonçant une semaine assommante et fastidieuse, ni même l'un de ceux faisant traîner des pieds le plus courageux des employés bureaux. Non, il s'agissait en fait d'un lundi de soleil, et donc, d'un lundi d'aventures. Et cela tombait bien...

— A tribord toute, mon capitaine ! Souquez ferme !

...car l'aventure était précisément ce que recherchaient les deux enfants intrépides qui, ce jour-là, venaient de braver le calme terrifiant d'une vaste étendue d'eau endormie.

— Quoi .?! Je dois aller à gauche ou à droite ? Et c'est quoi souque et ferme ?

L'indécis, qui venait de retirer une vieille pelle rouillée de l'eau vaseuse, était aussi le plus grand et probablement le plus âgé des deux. Il s'appelait Anatole Bourg-Ravage, ce qui signifiait entre autre qu'il était riche. Ses parents, Anaïs et Alexandre Bourg-Ravage, étaient issus de la noblesse française et étaient les propriétaires du vaste domaine de la Lyre Dorée. Sublime à bien des égards, ce dernier comprenait un vaste manoir, un important jardin, de nombreux domestiques et un gigantesque parc au sein duquel baignait l'étang sur lequel naviguaient nos deux flibustiers.

— Droite, ça veut dire à droite !

L'autre garçon, le plus téméraire, était son meilleur et plus fidèle ami : Noah Touceul. Il était en tout point différent d'Anatole, à commencer par sa famille, dont il n'y avait pas grand chose à dire tant elle paraissait insignifiante. Mais, Noah avait à lui tout seul une sagesse extraordinaire : il savait tout un tas de choses, sur tout, et c'était la raison pour laquelle Anatole l'aurait suivi aveuglément jusqu'à l'autre bout du monde... Voir même au-delà, comme il s'apprêtait justement à le faire.

PLOUFTCH !

Anatole venait de plonger brutalement sa rame de fortune de l'autre côté de la bouée, provoquant un mouvement d'eau qui les fit dangereusement tanguer. Par réflexe, l'enfant agrippa de sa main libre le rebord le plus proche, visage crispé. Il croisa aussitôt le regard interrogateur de son camarade de jeu : bien qu'il eut une décharge de frissons dans le bas du ventre, il voulut se montrer courageux et enchaîna rapidement sur le reste de la manoeuvre, ce qui ne l'empêcha pas de lancer un regard inquiet en arrière. Ils étaient désormais à de nombreux mètres de la berge et il était devenu impossible de la rejoindre en seulement quelques coups. Son regard se posa alors sur la silhouette d'un manoir à deux étages, qui se dessinait au loin. Il y imagina un instant sa mère, fatiguée par son gros ventre et décidée à discuter un peu avec la cuisinière, comme elles avaient l'habitude de le faire pour se détendre, sirotant un thé au jasmin puis, détournant les yeux vers la fenêtre, ses yeux se perdant au hasard entre les arbres du parc... jusqu'à les apercevoir, au milieu de l'étang. Il la visualisa laissant s'échapper la tasse d'entre ses doigts doux et délicats, puis déboulant à l'extérieur en hurlant, de peur dans un premier temps, puis, constatant que son fils ne craignait pas grand chose, de colère, le menaçant d'une terrible punition. Plus le droit de s'amuser dehors, peut-être. Il n'aurait plus que l'école et seulement l'école. à vie.

Cette simple pensée serra la gorge d'Anatole qui, avalant, difficilement sa salive, ne parvint pas à cacher son inquiétude.

— Je n'ai pas vraiment le droit d'aller si loin, indiqua-t-il à son ami. Ni d'aller sur le lac tout seul, en fait...

Désormais, il en était convaincu : il était un homme mort. Ses parents se débarrassaient de lui une bonne fois pour toute, offrant par la même occasion un foyer tout neuf au bébé qui arrivait. Un foyer où il aurait toute leur attention, un foyer sans distraction. Un foyer sans lui.

Au Méconnu Pays des SpectresWhere stories live. Discover now