Chapitre 2 : Engagements

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Une semaine après sa rencontre avec Henry Pickword, Anatole dut s'absenter quelques jours du domaine de la Lyre Dorée, afin d'accompagner son père le temps d'un voyage à l'étranger. Ainsi, nous le retrouvons l'air pensif, installé sur une confortable banquette de la luxueuse première classe d'un éclatant train de la Compagnie de Chemin de Fer du Nord. Faisant face à une vitre brumeuse au travers de laquelle filait à toute allure des paysages du haut de la France, son regard sérieux faisait écho à la mine concentrée de son géniteur, assis sur la banquette opposée. Tout en rédigeant un document à l'encre noir sur la table de bois qui les séparait, Alexandre Bourg-Ravage sirotait un verre de whisky. Quiconque l'aurait observé en cet instant se serait dit qu'il était un homme dans son élément et c'était exactement l'image qu'il souhaitait renvoyer. En tout état de cause, il était un grand travailleur et le cliché de l'homme d'affaire nomade empruntant des voitures Pullman, tout en étudiant des documents confidentiels, lui seyait à la perfection, mais il s'agissait aussi et surtout de business. Alexandre se devait d'entretenir cette image d'aventurier des temps modernes, sans cesse en mouvements, car cela servait son image de marque ; dans toute l'Europe, et bientôt dans le reste du monde, le nom Bourg-Ravage était synonyme de mobilité, de vitesse et d'exploration.

Il y eut soudain une légère secousse, tandis que le train réduisait légèrement son rythme de croisière. En réalité, ce changement était à peine perceptible pour le voyageur ordinaire, mais Anatole, habitué à détecter ce type de signal, tourna la tête en direction de son père qui ne manqua pas de faire réagir.

— Tiens donc, marmonna-t-il d'un air détaché, sans quitter le document des yeux.

C'était un reproche direct, une critique de celles qui sont silencieuses et, donc, beaucoup plus intransigeantes. Anatole balaya le wagon du regard.

Autour d'eux, personne d'autre ne semblait avoir remarqué. Au plus proche, de l'autre côté du couloir, il y avait une vieille héritière aux bijoux bien trop ostentatoires pour être de valeur. Elle était à moitié endormie face à sa fille à peine majeure qui, bien éduquée, restait sagement à sa place, mais dont le regard orienté vers l'extérieur trahissait une profonde envie de fuir. Devant eux se trouvait un couple et leur fils d'environ dix ans. Ce dernier, mieux habillé que le commun des adultes, semblait absorbé par les illustrations inspirée de la mythologie grecque de la frise séparant les murs boisés de la cabine du plafond blanc. Les satyres et autres créatures bondissantes que l'on pouvait y trouver avaient des expressions malsaines qui mettaient Anatole mal à l'aise, mais peut-être les chimères venaient-elles de trouver en ce garçon leur public ? Au loin, trois hommes gros cigares en costumes parlaient et riaient beaucoup trop fort. Ils parlaient de leurs femmes respectives et profitaient de leur absence pour le faire en des termes qui ne leur plairaient pas. Enfin, juste derrière Anatole et son père, un moustachu atteint de calvitie, mais à la posture d'un parfait gentleman, caressait du doigt la petite lampe située sur sa table d'un air pensif.

Que des types d'une bourgeoisie cousine à la leur, se dit Anatole pour lui-même. Mais aucun d'entre eux ne devait être spécialiste des chemins de fers.

— As-tu senti ? demanda Alexandre d'un ton vague.

Il ne fallait pas se fier à l'attitude décontractée de celui-ci : c'était une question de la plus haute importance, bien qu'elle fût inutile étant donné qu'il en connaissait déjà la réponse. Bien sûr, qu'Anatole l'avait senti.

— Une irrégularité, affirma ce dernier.

— Légère mais bien réelle, en effet, confirma Alexandre. Voilà ce qu'il en coûte à la société, de vouloir confier ce type de travail au plus offrant, sans réfléchir à la méthodologie et au savoir-faire. Ah, elle est flambant neuve la Flèche D'or, c'est certain ! Mais l'état de la route... Des anticheminants mals posés et, dans dix ans, tout est à refaire.

Au Méconnu Pays des SpectresWhere stories live. Discover now