La vie n'avait pas changé. Les tartines à la confiture de fraises avaient toujours le même goût, les réflexions de Catherine étaient toujours aussi sèches, bref, la vie était pareille.
La seule chose qui avait changé depuis la fin de la coupe du monde, c'était que Nicolas et les parents étaient repartis à Marseille une dizaine de jours après l'obtention du trophée. Auré s'était donc retrouvé seul dans ce bled paumé à passer ses journées avec Jérémie et Désiré avec lequel il se rapprochait. Le cousin était parti à Villeurbanne avec ses parents pour visiter ses grands-parents paternels et son arrière-grand-mère coincée dans une maison de retraite qui puait la mort. Ils n'y allaient qu'un week-end, mais selon Jerem, c'était déjà deux jours de trop. Peu envieux de se retrouver seuls à ruminer dans leur coin, Auré et Désiré avaient convenu de se retrouver dans un petit village à la croisée de deux départementales. Une rivière accessible par des champs y coulait, et ils voulaient profiter d'un endroit sauvage, loin du lac que Jerem aimait tant pour les nanas qu'on y trouvait.
Les deux ados traversaient les cultures sans états d'âme, passant dans les pâturages où broutaient les animaux d'élevage. Ils s'en foutaient de saccager les champs en les piétinant, ils voulaient juste s'amuser et ils n'avaient pas pensé aux éleveurs remontés du coin qui pourraient comme à leur habitude venir les gronder. Ces gars aimaient bien gueuler contre les gosses. Parce qu'ils étaient un peu jaloux de leur mode de vie, des nouvelles technologies qui apparaissaient. Dans leur jeunesse, ils n'avaient pas vécu avec autant de confort, mais le principe voulait que les générations suivantes vivent toujours mieux que les précédentes. Pourtant, la génération d'Auré serait probablement la dernière avec autant de confort. Et pour les fermiers du coin si reculé, en pleine campagne, on votait souvent FN et on n'aimait pas trop les étrangers, surtout ceux de l'ancienne AOF ou de l'Afrique tout court.
Les champs étaient secs, les arroseurs venaient coloniser les parcelles. L'eau tombait chaque instant contre la terre séchée de l'été. Les jachères et les vaches dans les prés s'enchaînaient, la torpeur de l'été s'éloignait des villages et des agriculteurs qui nourrissaient leurs bêtes et commençaient à moissonner par ce mois de juillet.
Les deux ados discutaient gaiement, ils semblaient se balader tranquillement hors du temps. Quand Jerem était là, il était toujours pressé, alors un peu de calme ne pouvait pas faire de mal. Ça parlait de sujets divers, de sport, du Togo où Désiré n'avait jamais eu l'occasion de mettre les pieds, de Marseille et de l'OM que Désiré supportait. Parfois les sujets étaient plus personnels ou philosophiques, et tangiblement ils passaient à la politique. Est-ce que Chirac était un tocard, lequel était le mieux entre Jospin et Rocard, qui décidément commençait à dater. C'était des débats de gamins, les arguments étaient loin d'être toujours fondés, mais c'était marrant de discuter de ça, même si Auré n'avait pas beaucoup d'idées. Micheline et Yvain avaient toujours voté PS, mais leur fils avait délaissé la politique pour passer dans l'abstention avec le traditionnel « t'façon ils sont tous pourris ! » balancé à chaque élection. Les parents du blond n'allaient pas voter, parfois sa mère avait des réflexions contre le borgne quand il passait à la télé, mais son engagement politique s'arrêtait là. Cracher contre un dirigeant politique d'extrême droite. Nico aimait bien Chirac, et au fond, ça ne surprenait personne, vu son sa posture et son attitude. Il disait qu'après quatorze ans sous Mitterrand, il fallait bien un mec qui remette le pays en ordre, même avec la cohabitation.
La rivière coulait au milieu d'un champ, le cliquetis de l'eau et le piaillement des oiseaux donnait une âme au lieu désert.
Ils s'étaient baignés tout nu, alors qu'ils avaient leur maillot de bain encore tout bien plié dans leur sac à dos. Peut-être que le tissu en nylon était trop inconfortable, et ils se décidèrent à se baigner nus pour profiter de la sensation que l'eau provoquait sur leur corps. Les deux ados avaient pataugé dans l'eau en profitant des bienfaits du liquide qui coulait sur leur peau, descendant de leur clavicule à leurs pieds sales qui touchaient le sol en terre du fond du cours d'eau. Auré ne s'était jamais baigné nu, et il trouvait que c'était une drôle de sensation. Un sentiment de plénitude et de liberté venait vous envahir. Ils n'étaient que deux garçons du même sexe, la question de la pudeur ne s'était pas vraiment posée. Pourtant, ils étaient en pleine adolescence, Auré complexait sur sa voix nasillarde et sa taille qui ne dépassait pas le mètre soixante pour quatorze ans. Mais avec Désiré il se sentait bien, parce qu'ils savaient mutuellement qu'ils n'étaient que des potes, et qu'ils n'allaient pas se juger. L'eau leur arrivait seulement à la poitrine, mais c'était tout de même agréable et rafraîchissant. Détendant, même. Au lac, l'eau était chaude et profonde, on pouvait bien nager mais il n'y avait pas de tranquillité.
Les discussions allaient de bon train avec son ami.
— Tu t'ennuies pas des fois, dans ce bled ?
— Ben si. A Marseille, je serai mieux. Je pourrais aller voir l'OM au Vélodrome, ça serait grave classe.
— Rêve pas trop non plus. Mon père avait regardé, ça coûte un rein ce genre de truc.
— Bah... Au moins la ville et belle et il fait bon vivre. C'est pas comme ici où il y a pas grand chose à faire.
— Alors toi aussi tu rêves de te tirer ?
— Ben, pourquoi pas... Ici y'a rien qui me retient. J'risque de faire un BEP, ou un truc comme ça. J'suis pas un intello, ces délires de licences ou masters, c'est pas pour moi. J'irai au lycée de Gap et je continuerai ma vie dans le coin, alors que c'est pas ce dont j'ai envie. Au fond j'aimerai bien faire un truc mieux, je sais pas encore trop quoi, mais un truc pour me tailler. Pas trop loin, j'veux quand même garder un lien avec ma mère, mais j'chais pas, à Lyon, Marseille ou Grenoble, si je trouve vraiment rien.
Les deux ados étaient dans le lit de la rivière, accoudés contre le ponton qui permettait de traverser l'affluent.
— On est bien ici... Y'a aucun bruit... Ca me change... J'ai limite envie de me laisser flotter.
— Bah vas-y, je t'en prie ! ria Désiré.
Ils étaient à seulement quelques centimètres d'écart, et c'est comme si leurs jambes auraient pu se toucher. Elles s'effleuraient par moment. L'espace était immense, et pourtant, ils avaient choisi de se rapprocher. Peut-être par automatisme ou par un acte délibéré. Mais Auré était bien là, le corps dénué de tissu, à voguer dans cette rivière calme qui devait se jeter dans un autre rivière quelques kilomètres en aval.
Les deux gamins avaient passé l'après-midi dans l'eau, ne songeant que rarement à remonter sur le rivage pour se sécher un peu et pioncer dans l'herbe de la jachère grillée par le soleil. Ils avaient bouffé des cookies pour le goûter, et étaient repartis vers dix-neuf heures, quand le soleil se faisait moins présent. Ces journées avaient toujours le même schéma. Une matinée rognée par le sommeil qui s'achevait vers dix ou onze heures, puis les départs entre potes en début d'aprem à vélo jusqu'à l'heure de dîner. On passait alors le soir à s'ennuyer dans son lit, songeant à ces aiguilles qui trottaient sur la table de nuit, emportant le blond dans ses insomnies quasi-quotidiennes.

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Et ils danseront dans les ténèbres
قصص عامةAurélien a quatorze ans, quelques réflexes de grand et une bande de potes soudée avec qui il passe ses journées dans le parc de son quartier marseillais. Quatre gamins qui regardent le foot avec admiration en jonglant entre les cours, les amis et la...