Chapitre 2

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Comme je vous le disais, j'ai eu une enfance plutôt heureuse, à Paris, où je suis née. Je ne conserve bien sûr aucun souvenir précédant l'arrivée de mon petit frère, quasiment le jour de mon deuxième anniversaire. Mais ce dont je me rappelle sur les années suivantes est une succession d'impressions douces et souriantes. Nous avons habité pendant sept ans dans un appartement parisien très lumineux, au dernier étage d'un immeuble. Il y avait une terrasse sur laquelle mon père gonflait une petite piscine l'été, et où nous passions énormément de temps. Nous n'avons quasiment pas connu les parc et les squares de Paris, étant parmi les privilégiés à avoir un espace extérieur sur lequel jouer, et qui se transformait en une vraie pièce à vivre quand les beaux jours revenaient.

Tout était parfait, ou presque : assez vite, je me rendis compte que quelque chose clochait chez moi. Il faut que je vous en parle, afin que vous compreniez mieux qui je suis. Parmi mes multiples complexes, ma taille tient une place privilégiée : je suis toute petite. D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours été la moins grande de ma classe, et le phénomène n'a fait qu'empirer, année après année. Les autres filles poussent comme des flèches à l'assaut du ciel, tandis que je reste les pieds bien ancrés au sol. Mon corps ne semble pas avoir envie de se développer, et cela me désespère. Toutes mes amies font au moins une tête de plus que moi, et avec cette taille vient leur assurance, leur confiance en eux que je leur envie tant. Cela me gâche chaque instant, sans que je puisse rien y faire.

Je suis allée consulter des spécialistes, mais ils n'ont rien trouvé : je n'ai pas de maladie, pas de malformation, je suis juste plus petite que la moyenne. Vous me direz que c'est une bonne nouvelle ; certes, mais qui dit pas de problème dit pas de solution, et je suis donc condamnée à vivre avec cette petite taille toute ma vie.

Alors oui, il y a pire, et je ne devrais pas me plaindre. Je le sais, mes parents me le disent sans cesse, mais en toute honnêteté cela ne m'aide pas beaucoup. Je suis parfaitement consciente de la chance d'avoir l'existence que j'ai, et pourtant ce désagrément physique me rend régulièrement malheureuse. Je ne compte pas les fois où j'ai fait la connaissance de nouvelles personnes qui me donnaient au minimum deux ans de moins que mon âge et me traitaient comme une gamine. C'est à un tel point que je redoute les nouvelles rencontres, de peur d'être jugée. Pathétique, non ? Et oui, telle est ma vie. En tous cas c'est à cela que ressemble la partie visible de l'iceberg, celle que mes proches connaissent. L'autre, la plus sombre, tout le monde l'ignore pour le moment.

Je ne dirais pas que l'arrivée de mon petit frère a bouleversé mon existence. Certes, j'aurais préféré une petite soeur, ou mieux, une grande soeur. Mais quand nous étions plus petits, nos deux ans d'écart et notre différence de genre n'étaient vraiment pas un souci : nous passions tout notre temps à jouer ensemble, et partagions avec bonheur une chambre commune. A bien y réfléchir, cette complicité a duré assez longtemps, jusqu'à mes douze ans environ. Ensuite nous nous sommes un peu éloignés : il est devenu vraiment énervant en grandissant, à moins que ce soit moi qui ait eu de plus en plus de mal à supporter ses gamineries. Les garçons sont vraiment immatures, et nos centres d'intérêt ont divergé au fur et à mesure que nous grandissions, au grand regret de nos parents qui auraient aimé que nous restions éternellement soudés :

- Tu sais, dans la vie, le plus important c'est la famille. Le lien qui vous unit avec ton frère est indéfectible, il sera encore là lorsque nous ne serons plus de ce monde. Tu auras alors peut-être fondé ta propre famille, et lui aussi ; mais quoi qu'il arrive, Tom et toi êtes unis pour la vie.

Je déteste lorsque mes parents parlent de leur mort. Ça n'arrive pas souvent, mais cela me met vraiment mal à l'aise. Je sais bien sûr que nous allons tous mourir, je suis malheureusement très bien placée pour le savoir. Mais cela me fait trop mal d'imaginer qu'un jour qu'ils ne seront plus là pour m'aider, me chercher, me réconforter, me câliner, me rassurer, m'encourager, me supporter, me porter, m'envelopper. Et très franchement, savoir que mon petit frère sera encore là lorsque cela arrivera ne m'aide absolument pas.

Mon père et ma mère se sont rencontrés assez tard, et nous ont eu après un certain temps de vie commune. Ma mère travaille dans la même société depuis qu'elle a terminé ses études, et semble assez épanouie dans ce qu'elle fait, même s'il y a des hauts et des bas, comme partout j'imagine. A l'époque où nous vivions à Paris, elle allait travailler à pied, et pouvait venir nous chercher chez la nounou assez tôt.

Maman s'est beaucoup occupée de nous lorsque nous étions à Paris. C'est une personne formidable, qui a toujours été à mon écoute, et a tout fait pour qu'on soit heureux. Encore aujourd'hui, nous avons une relation assez complice, et c'est la première que je vais voir si j'ai envie d'avoir une discussion sur un sujet intime. Je lui dis tout, ou presque : je n'ai pas réussi encore à lui parler de ce qui m'arrive depuis plus de dix ans, et cela me ronge.

Pourquoi ne le fais-je pas ? Parce que je redoute sa réaction, que son regard sur moi change, et que notre relation s'en trouve irrémédiablement gâchée. J'ai peur qu'elle ne me croie pas, et me prenne pour une folle ; ce serait terrible. Je lui cache donc cette partie de moi, qui ne fait pourtant que grandir, et que je vais avoir de plus en plus de mal à dissimuler. Je recule pour mieux sauter, j'en suis bien consciente, mais pourtant je n'arrive pas à me décider. Ce journal est peut-être la solution : un jour, je lui donnerai, et elle saura. Mais pour le moment j'en suis incapable, ni à elle ni à mon père.

Bien que nous soyons moins intimes, lui et moi, ça serait paradoxalement peut-être plus facile de lui dire : de nature beaucoup plus fantasque, il pourrait plus facilement croire l'incroyable. Il est celui avec qui on a toujours joué, parfois au grand désespoir de ma mère qui levait les yeux au ciel et lâchait sa fameuse phrase :

- J'ai parfois l'impression d'avoir trois enfants à la maison.

C'est vrai que sur certains aspects mon père est un éternel enfant : passionné de jeux vidéos et de jeux de plateau, il a un groupe d'amis qu'il retrouve chaque semaine pour jouer, et ce depuis plus de vingt ans. Il nous a transmis sa passion, et nous faisons régulièrement avec lui des parties le weekend.

Son parcours professionnel est plus chaotique que celui de ma mère : il a eu plusieurs emplois avant de fonder une famille, et quand j'ai eu environ six ans, il a quitté celui qu'il exerçait depuis ma naissance. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais il disait qu'il y était malheureux. Il travaillait alors dans un grand groupe de publicité, et cela me semblait pourtant un endroit incroyable : chaque fois que j'étais allée à son bureau, j'y avais croisé plein de gens sympas qui semblaient beaucoup s'amuser ; il y avait des bonbons partout, des peluches, des meubles de toutes les couleurs. Maman disait que c'était une cour d'école, et en effet les gens y étaient beaucoup plus jeunes que mon père.

Pendant des années il avait semblé s'y épanouir, mais sur la fin il parlait sans cesse de son chef comme quelqu'un de mauvais qui faisait beaucoup de mal autour de lui. J'ai cru comprendre par la suite que c'était un vieux pervers, et qu'il n'était pas le seul dans ce milieu professionnel. C'était avant le mouvement MeToo, mais je crois que ça n'a rien changé concernant ce type : il est resté là où il était, bien au chaud. Certaines choses n'évolueront jamais, malheureusement. Mon père disait qu'il fallait protéger les plus jeunes de ce genre de personnage, et que c'était le rôle des parents de le faire, notamment pour leurs enfants.

Paradoxalement, depuis quelques mois je suis davantage là pour eux que l'inverse, sans pourtant qu'ils ne le sachent. Mais je ne peux plus supporter de tout garder pour moi ; c'est devenu trop lourd, et j'espère que ce journal me permettra de me décharger d'une partie de ce fardeau. Tout cela aurait été bien plus facile si cela n'avait des conséquences que sur ma petite vie. Malheureusement c'est très loin d'être le cas.

Maintenant que vous me connaissez un peu mieux, il est temps que je vous parle davantage de mes glisses, en commençant par celles qui eurent lieu avant que nous ne quittions notre appartement parisien. 

RomaneWhere stories live. Discover now