Chapitre 8

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- Tu n'es pas obligée de raconter si tu ne veux pas. Tu sais, même si on ne te pose pas de questions, on sait bien que tu n'es pas là par choix. Sauf que maintenant, plus aucun retour en arrière n'est possible, alors on te demande seulement de faire en sorte que tout se passe pour le mieux, d'accord ?


Elle hocha la tête et partit se mettre en face d'un énième miroir dont elle savait qu'elle allait raccourcir la durée de vie. Un instant, Kidane eut envie de rire. Si briser un miroir était un mauvais présage, quels tristes événements allait-elle encore devoir subir ?

Doucement, l'apprentie ferma les yeux, pour la énième fois.


- ATTENTION !



Elle ouvrit les yeux directement pour voir Abrha foncer sur elle, arme à la main. Kidane ne pouvait rien faire et la certitude qu'elle allait mourir, ici et maintenant, s'insinua en elle. Elle se sentit tomber, comme happée dans un autre monde. Etait-elle morte sans avoir senti la lame traverser une quelconque partie de son corps ?

Peut-être avait-elle, sans s'en rendre compte, brisé le miroir et reçu des bouts de verre qui l'avaient fait perdre son sang jusqu'à ce que mort s'en suive ? Allait-elle sérieusement mourir alors même qu'elle n'avait plus aucun nom ?

Elle se sentait si bien. Etait-ce vraiment important, finalement, de savoir d'où elle venait ? Qui était-elle ? Sans importance. Elle était bien, juste bien, mieux qu'elle ne l'avait jamais été auparavant.

Kidane aurait voulu rester là où elle était, ne plus jamais bouger, ne plus jamais revoir le monde extérieur. Elle oubliait tout, jusqu'à son nom, son passé, ses origines. Son corps n'était que plénitude.

Mais quelqu'un la remonta vers le haut, de là où elle venait. Non ! Elle devait se débattre, essayer de rester encore un peu, ne pas repartir, jamais.

La lumière de la pièce l'aveugla et elle fut assourdie par le silence, si différent de celui qu'elle venait de vivre.

A quelques mètres de son élève, Abrha, allongé sur le sol, avait le sourire aux lèvres.


- L'entraînement est fini. Tu y arriveras mieux demain. En attendant le dîner, tu es libre.



Aucune explication, comme d'habitude. Pourquoi avoir tenté de la tuer pour la laisser tranquillement repartir alors que même avec toute la chance du monde, elle n'aurait jamais pu le battre ?

Ironiquement, alors que le matin même Kidane rechignait à l'idée de devoir venir passer des heures devant des miroirs, elle avait maintenant envie de continuer et ce n'est qu'au prix de nombreux efforts qu'elle s'empêcha de supplier son coéquipier de continuer, à la place de quoi elle courut jusqu'au miroir de sa chambre.

Elle voulait revivre l'expérience.


- S'il te plait.



Un ricanement fit écho en elle mais elle n'y fit pas attention.


- Je ne demande pas grand chose.



Yeux fermés, respiration calmée. Le même rituel que d'habitude.

Mais rien ne se passa. Elle ne se sentit pas happée. Elle ne se sentit pas basculer dans un monde aussi merveilleux qu'elle l'espérait. Le bonheur et la plénitude n'étaient pas là. Kidane restait bloquée dans le monde réel, bien malgré elle.

Et même en se concentrant jusqu'au dîner, essayant maintes et maintes fois sans jamais arrêter, rien ne se passait. C'était donc un échec, encore un, même si, au moins, le miroir était resté entier, cette fois.

Quand l'heure du dîner arriva, Kidane s'obligea à laisser tomber et à aller manger. L'échec cuisant essuyé tout au long de la journée avait tout de même laissé une trace en elle.

La salle à manger était vide.

La jeune femme s'avança, fit le tour de la pièce et ne remarqua qu'au dernier moment le petit mot laissé sur la table.


"Dans l'obligation de te laisser seule pour une durée indéterminée. Pas d'entraînements jusqu'à nouvel ordre, évite d'essayer de travailler ta Reflection lorsque que tu n'as personne à proximité. Je sais que c'est peut-être trop tard mais fait attention."


Un rictus se peignit rapidement sur le visage de Kidane. Non seulement elle avait déjà désobéi sans le savoir en travaillant seule mais en plus, s'ils n'étaient pas là, cela voulait dire qu'elle était libre. Etait-ce un test ? Voulaient-ils voir si elle allait fuir comme une vulgaire lâche ? Ou, au contraire, lui faisaient-ils confiance ? Bien que, dans le cas de Haile, cette dernière question avait une réponse toute trouvée. Sûrement la vieille dame avait dû essayer de parier sur le départ de la dernière arrivée.

La liberté était à bout de bras. Kidane n'avait qu'à prendre ses affaires, sortir, atteler un cheval, s'enfuir. Mais où irait-elle ? Elle ne pouvait décemment pas retourner dans sa famille et attirer encore plus sur eux le malheur, le déshonneur et la honte. Les gens la reconnaîtraient comme la mauvaise fille du grand politique Demet Luwam, jamais ne lui donneraient de travail aussi peu important soit-il. La liberté était là, palpable, juste devant elle. Mais ce n'était qu'une pâle illusion cachant un véritable fossé.

La liberté n'existait plus, n'était plus qu'un rêve qu'on ne peut toucher autrement que de loin et avec les yeux lorsque la chance nous souriait un peu.

Eyob, Haile, Abrha... Pourquoi avaient-ils tous les trois disparu ? L'écriture brouillonne montrait que le mot avait été écrit à la va-vite, juste avant de partir en quatrième vitesse. Pourquoi ? Que se passait-il qui méritait de laisser une jeune apprentie toute seule ? Que se passait-il qui méritait qu'un apprenti doive se déplacer également ? Pour cette dernière question, sûrement le peu d'effectifs avait-il dû jouer et peser dans la balance mais tout de même.

Quatre jours passèrent avant que Kidane n'ait un signe de vie de l'un de ses trois collègues. Elle ne savait même pas comment les qualifier.

Ces quatre jours, elle les avait passé comme elle le pouvait, déplorant la routine qui s'était beaucoup trop rapidement installée. Après avoir déjeuné, elle allait souvent courir, s'entraîner, faire du sport. Elle revenait toujours éreintée mais satisfaite de ces séances et, après une douche qu'elle estimait méritée, elle prenait un bon repas auquel elle estimait encore plus avoir droit.

L'après-midi était plus tranquille. Elle passait souvent une ou deux heures à lire, bien assise dans la bibliothèque qu'elle avait trouvé totalement par hasard lorsqu'elle cherchait la salle où elle s'était entraînée avec Abrha. Puis, jusqu'au soir, elle essayait en vain de retrouver les sensations qui l'avaient habitée dans cette même pièce quelques jours plus tôt. C'est d'ailleurs dans cette situation qu'elle revit son collègue apprenti.


- Je croyais t'avoir dit de ne pas travailler seule mais j'aurais dû me douter que tu écouterais autant mes instructions qu'une enfant à qui j'aurais dit de ne surtout pas appuyer sur le bouton rouge.

ReflectionsWhere stories live. Discover now