CHAPITRE 1

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Quatorze ans plus tôt,

Les détails attiraient mon attention, me laissant croire que j'étais différente. Les petits éléments s'offraient à moi, se dissimulaient aux autres et constituaient la magie de mon quotidien. 

Je l'avais compris en observant la vitre de la voiture s'embuer au contact de mon souffle. Je fis un effort considérable pour bouger mon bras ankylosé et y gribouiller un soleil. Des gouttes d'eau se créèrent et ruisselèrent sur mon soleil déformé. Je souris face au ridicule de la situation; le soleil transformé en pluie. J'effaçai immédiatement le carreau du revers de ma manche et frottai celle-ci sur le siège à ma gauche.

Je reposai ma tête contre la portière et fermai les yeux pour dissiper mon mal de transport. Maman m'avait affirmé que les virages en lacets des montagnes d'Hickelson étaient les plus tumultueux de Menelis.

Les montagnes me procuraient la sensation d'être ridiculement minuscule et simplette mais m'inspiraient toutefois une force tranquille. Mes paupières fermées, éblouies par la lumière du soleil, conservaient leurs ombres jaunes aux formes vallonnées et irrégulières. Ainsi qu'en mémoire, leurs touches de couleurs vives éparpillées dans les herbes de différentes tailles.

Chaque montagne était unique et une en particulier avait retenue mon attention. Personne ne pouvait la rater, en tout cas, je n'arrivais pas à la lâcher du regard. C'était la plus imposante et son sommet recouvert de neige m'apportait un sentiment de sérénité. Je rouvris les yeux pour l'admirer de nouveau, mais elle avait disparu, derrière une nouvelle chaîne de montagne.

Cette fois-ci, j'avais l'effroyable impression qu'elles se refermaient sur la voiture, pour nous avaler. Ma nausée s'accentua de plus belle, manquant de me faire rendre le sandwich que j'avais dévoré quelques heures plus tôt. Je serrai les dents, je ne vomirai pas, je ne vais pas vomir, je ne vomirai pas, me répétais-je.

À ma gauche, mon frère était calme, plus paisible que d'habitude. Il avait passé une grande partie du trajet la tête baissée sur sa console. Toutefois, je l'avais surpris à la relevé, le nez étrangement retroussé et les yeux plissés. Pour accompagner cette mine ombrageuse, il laissait échapper des injures, faisant frémir ma mère qui, deux mains sur le volant, les lunettes de soleil sur le nez, ne cessait de le réprimander pour chacune d'entre elles.

Mon père râlait et rien ne pouvait l'empêcher de diffuser son éternelle angoisse. Sans cesse, il rabâchait de rouler moins vite en se cramponnant à la poignée comme si celle-ci lui serait d'une grande aide en cas d'accident.

L'espace d'un instant, je m'imaginais la scène au ralenti ; mon père volant hors de la voiture, la poignée de porte dans les mains, ma mère la tête projetée en avant perdant ses lunettes de soleil, mon frère lâchant enfin sa console et moi vomissant mon sandwich favori. J'avoue que cette idée était assez morbide, pauvre sandwich.

Maman pesta et se pencha en avant pour lire l'inscription sur les panneaux. Je discernai dans le rétroviseur son visage crispé, elle n'y parvenait pas. Ne quittant pas la route des yeux, elle tapota le bras de mon père, espérant qu'il vienne à sa rescousse. Celui-ci déploya fièrement sa grande carte sans même la regarder et déplaça son doigt avec assiduité sur les différentes routes et noms de villages.

— Christophe ! cria-t-elle. Je te demande de me lire les panneaux. Je connais la route, tu me l'as fait réciter trois fois : Verbena, Barney, Caldons !

Elle continua d'énumérer l'itinéraire sur les doigts de sa main gauche, tandis que mon père repliait la carte en ronchonnant.

— Mais ne lâche pas le volant, tu veux nous faire tuer ou quoi ! s'égosilla-t-il.

Noyée la tête hors de l'eauOù les histoires vivent. Découvrez maintenant