Jour 1

10 0 0
                                    

   Tout était silencieux dans l'aéroport de Moscou, en cette matinée du 2 octobre 1967. Les passagers du Boeing 347 qui allait décoller dans l'heure lisaient, fumaient, jouaient au cartes en famille ou déjeunaient. Parmi eux, il y avait un certain Robert Donatien, qui était jeune reporter de vingt-deux ans. Il lisait tranquillement le journal de l'aéroport, assit confortablement sur un des trois cent cinquante sièges destinés aux voyageurs. La vie lui souriait : il avait une fiancée, un travail dont il était amoureux, des amis et une famille. Il se disait souvent qu'il était le plus heureux des homme. Ses joyeuses pensées furent troublées par un autre passager qui voulut, pour mettre fin à son ennui, lancer une discussion en sa compagnie.
« Vous prenez le même avion que moi ? » demanda-t-il timidement.
Donatien n'était, quant à lui, pas timide : il avait déjà interviewé plusieurs centaines de personnes, d'un dictateur jusqu'à une fillette de cinq ans.
-Bonjour, effectivement, il semblerait que nous ayons le même avion, répondit-il.
-Vous habitez à Budapest ?
-Effectivement. Et vous ?
-Je suis de Moscou, c'est ma profession qui m'oblige à y aller.
-J'aurais tendance à dire que c'est une bonne chose.
-Quoi donc ?
-Voyager souvent, rencontrer les différentes populations, les différentes coutumes et traditions...
-Moi, ce n'est pas ce que je fais. Je suis éboueur et on me demande de relater l'état des égouts dans une bonne partie de l'Europe.
-Vous aimez ce travail ?
-Ben, vu que c'est assez bien payé...
Donatien comprit les intentions hautement pécuniaires de son interlocuteur, et il n'aimait pas ça. Il préféra terminer la discussion en mimant une profonde envie d'aller uriner.
-Ça va sortir, je suis désolé.
Il s'en alla en courant jusqu'aux toilettes. Il y resta cinq minutes en regardant sa montre puis ressortit. A son retour à son siège, il vit que son interlocuteur capitaliste avait changé de place. Il se réjouit que son action ait mit fin à la conversation. Il se rassit et reprit la lecture de son journal. A peine avait-il lu l'édito qu'une voix féminine raisonna dans tout l'aéroport :
« Les passagers du vol à destination de Budapest sont invités à se diriger vers la porte d'embarquement principale. L'avion partira à midi et cinquante-neufs minutes. »
Donatien accourut pour être le premier de la file. Il montra son ticket d'embarquement et entra dans l'avion. Deux jeunes hôtesses l'accueillirent avec un sourire. Il s'installa à la place n°39. Il voulut alors écraser la fatigue qui était en lui depuis que son réveil avait sonné. Il se proposa une petite sieste prématurée. Le sommeil fit baisser ses paupières presque aussitôt.

   Il se réveilla lorsque la fumée d'une cigarette roda autour de ses narines. Il éternua et ouvrit les yeux. Il se rendit compte alors de l'univers sonore dans lequel ses oreilles baignaient. Des cris le firent sursauter. Il se leva et vit une intense panique dans tout l'avion. Il s'approcha d'une hôtesse de l'air et lui demanda :
« Qu'est-ce qu'il se passe ici ? »
-Il y a le feu ! dit-elle en un cri. Un type a jeté sa cigarette par terre en pensant qu'il était dans la rue !
Donatien se retourna. Il vit un grand incendie au bout de l'avion qui lui rappela ses nombreuses soirées en camping qu'il passait avec ses parents et son frère. En même temps, il comprit tout : l'odeur de tabac qui l'avait réveillé, c'était l'odeur du feu qu'avait provoqué la cigarette ! Des pensées chamboulaient son esprit, lui donnant un mal de crâne intense. Il se ressaisit et se rassit à sa place. Il perdit connaissance quelques instants mais personne ne s'en soucia. Lorsqu'il sortit de son coma, tout le monde avait formé une file d'attente jusqu'à la porte du Boeing, qu'une hôtesse était en train d'ouvrir.
-Qu'est-ce que vous faites ? hurla Donatien, se croyant dans un cauchemar.
Un moustachu qui n'avait plus une mèche sur sa tête lui répondit :
-On va tous crever. Autant mourir dans une chute qui nous proposera des paysages d'une beauté incomparable plutôt que de cramer !
Donatien s'essuya le front. Il comprit en pleurant sa triste destiné. Il allait devoir sauter de l'avion comme tous les autres pour s'écraser sur le sol de sa très chère terre natale. Il se résigna et se mit au bout de la file : il souhaitait économiser le temps qu'il lui restait à vivre.
Derrière lui, le feu flambait comme dans les forêts d'Australie. Il produisait une chaleur suffocante qui fit transpirer ses joues.
La file rétrécissait progressivement jusqu'à ce que ce fût le tour du jeune reporter. Il regarda derrière lui : il ne restait plus que le pilote à bord. A côté, le feu avait prit le pouvoir. Donatien regarda devant lui. Il trémula à la vue de l'altitude depuis laquelle il allait tomber.
L'heure était venue pour lui de rendre l'âme. Il fit son signe de croix et pensa une ultime fois à sa bien-aimée, Hélène Dorlet, une hongroise née dans un paysage rural.
Il sauta. Il sauta en fermant ses yeux, comme si cela allait alléger le choc. Alors que son cœur effectuait ses derniers battements, il sentit que son corps avait touché le sol. Mais c'était un sol très mou, très doux, comme un sol de mousse. Il ouvrit lentement ses yeux et se crut pendant quelques secondes au paradis. Il sortit de cette hypothèse lorsque le son bruyant du moteur de l'avion réapparut. Il leva les yeux pour le voir puis les rabaissa pour voir sur quel support était-il tombé. Donatien était atterrit sur un nuage. Il hurla de joie au pilote, qui, par chance, n'avait toujours pas sauté. Celui-ci l'observait, la bouche ouverte, ne croyant pas ses yeux.
-Venez me rejoindre ! lui hurla Donatien.
Le pilote sauta en toute hâte, mais, par malheur, le nuage ne le retint pas.
Donatien ne voulut pas regarder le funeste spectacle. Il ferma ses yeux à nouveau et s'allongea sur le support de mousse. Il s'endormit, fatigué d'une telle journée d'émotions et d'incompréhension.


Onze jours sur un nuageWhere stories live. Discover now