24. Premier message divin

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Hector

Ces plaines vides et stériles
Distillent mélancolie volatile
Au creux de mon cœur alangui
Par la vision d'un soleil flétri

Doux rêveur et indécrottable rationaliste ; un juste portrait que Talinn a brossé de moi. Je l'arbore en fier emblème. Tantôt m'émerveillant du cheminement spirituel de notre quête, tantôt plongeant nez dans mes archives, en quête du Saint Graal d'une explication aux prodiges mystiques d'Os.

Talinn m'assiste, décortique à mes côtés les ouvrages extirpés de la bibliothèque enfouie. Nous profitons de ce long trajet pour fertiliser nos savoirs. Notre bureau d'étude a colonisé l'espace de mon infirmerie. Os flâne la majorité de son temps à la vigie. Par amour des hauteurs et de la solitude, ou bien parce qu'il comprend que sa présence dérange notre concentration ? Je lui suis reconnaissant de la distance qu'il prend autant que je m'en sens coupable. Je ne désire pas l'exclure, encore moins le discriminer du fait de la frayeur irrationnelle que me cause ses pouvoirs depuis la mort d'Allan. C'est pourtant ce à quoi ma lâcheté m'abaisse. Même en m'efforçant de penser très fort que je ne souhaite pas troquer mon amitié avec Os contre celle de Talinn, c'est objectivement ce qui se produit.

Hautes escarpes d'infamie
Cessez d'ériger vos reliefs
Menaçant le fragile fief
D'un inconscient indécis !

— Je crois qu'il va être temps d'aller manger.

Talinn relève ses yeux fatigués d'une revue scientifique intitulée Nature. Écrite en anglais ancien, regroupant des articles complexes et détaillés sur les innovations, c'est sûrement dans ces bibles qu'il nous faut chercher notre pain béni. Hélas, déchiffrer ce jargon technique, qui en appelle sans cesse à nos notions lacunaires, nécessite beaucoup de temps et d'énergie.

— Tu as trouvé quelque chose ? ne puis-je m'empêcher de demander.

Mon comparse soupire, comme à chaque fois qu'il a l'impression de faire chou blanc et se décourage.

— Je viens de parcourir un article relatant les diverses perturbations endocriniennes causées par un médicament commercialisé dans les années 2000. Il aurait engendré des séquelles héréditaires sur la vascularisation du cerveau. Grossièrement, cela provoquait des céphalées et des risques accrus d'AVC, mais ils parlent aussi de la possibilité de développer des mutations alter-neurales... Tu crois que ça pourrait avoir un rapport ?

J'ai demandé à Talinn de se focaliser sur les articles où figure la mention « Alter », autrement, tout passer au peigne fin nécessiterait des mois. De mon côté, je m'attèle à l'étude du russe afin de déchiffrer les journaux grappillés dans cette bibliothèque.

Nous ne risquons pas de nous ennuyer jusqu'à la Terre Promise.

— Possible. Essaye de creuser dans cette voie.

— Difficile. Je n'ai pas encore trouvé d'autres papiers qui mentionnent ce terme...

— Hey, le club de lecture, vous venez manger ? La soupe est servie !

Eden disparaît aussi vite qu'elle est apparue dans le chambranle de la porte de mon local. Nous choisissons d'en rester là pour ce soir et d'aller nous dégourdir les jambes. Talinn court régulièrement entre les deux convois pour rejoindre mon cabinet d'étude ; pour ma part, je n'ai pas eu l'occasion de faire mes mille pas réglementaires depuis un moment.

L'air de la nuit est frais après la tempête de ce matin. Je déleste Sara d'un bol de soupe et cherche Os du regard pour l'inclure à notre compagnie. Le garçon est d'un naturel solitaire, mais je ne voudrais pas que son isolement soit forcé. Ceux qui osent s'approcher de lui se comptent sur les doigts d'une main et les seules conversations qu'il entretient avec la chefferie sont d'ordre purement utilitaire. Quand bien même il me répète qu'il n'éprouve nul besoin de sociabilité, je persiste à croire que cela l'aide à se sentir plus... humain ?

— Pousse-toi !

— Non, laisse-nous tranquilles.

Mon sang ne fait qu'un tour alors que je surprends un Fen, rouge de colère, fulminant contre ce pauvre Moelle. Qu'a donc bien pu faire ce chien, d'ordinaire si sage, pour mériter de telles remontrances ? Je frémis en apercevant son révolver. Il cherche à contourner le squelettique Os pour atteindre Moelle. Je me rue dans leur direction, en proie à un mauvais pressentiment. Qui se confirme lorsque le cri de Fen déchire l'air.

— Os ! Arrête ça !

Je m'écrie sans réfléchir, pas certain de ce que peut bien signifier « ça ». J'attrape Os par les épaules et le tourne vers moi. Ses yeux vides reflètent un état hagard, complètement déconnecté. Encore plus que d'habitude.

— Ressaisis-toi, Os !

Je le secoue comme une poupée de chiffon et, enfin, ses paupières papillonnent. Il émerge et semble prendre conscience de ma présence. Alors son visage, que je connais si bien pour son inexpressivité, se mue en un dégradé d'émotions fortes. D'abord, l'incompréhension, qui cède place à la terreur ; puis, une supplique. Un appel à l'aide muet. Je ne demande qu'à pouvoir l'aider. Mais comment ? Je suis aussi paniqué que lui.

Il fuit. Ses jambes décampent en dehors du halo du feu, Moelle sur ses talons.

Sa silhouette laisse le panorama libre à un Fen désemparé, qui s'efforce de retrouver ses esprits. Je m'agenouille auprès de lui. Peu importe que ce rustre vienne d'essayer de tirer sur Moelle, mon devoir de médecin passe avant.

— Tu vas bien ? Tu peux me voir ?

— Qu... Qu'est-ce qui s'est passé ? Je n'avais plus aucun contrôle sur moi-même, c'est... c'est comme si on avait essayé de me siphonner de l'intérieur...

Il est sonné, mais semble de nouveau en pleine capacité de ses fonctions. Mais que se serait-il passé si je n'étais pas intervenu ? L'idée ne me plaît pas. Il va falloir que j'aie une petite conversation avec Os.

o

Aristote

« Pauvre Ari, t'as un grain dans le ciboulot ! Arrête ta parano, mon pauvre Ari, c'est juste un gamin. Il ferait pas de mal à une mouche, à part en la gobant. »

C'est ça, c'est ça, moquez-vous de ce bon vieux Ari ! En attendant, à cause de qui on se retrouve dans cette situation ?

Oh non, j'suis pas fou, moi. Que le Saint Chromé me foudroie si je mens ! C'est pas un Dieu qui lui a traversé son esprit fêlé, mais le Diable !

Il a ensorcelé Zilla pour détruire notre famille de l'intérieur. Et pourtant, j'ai pas moufté, j'ai fermé mon clapet, j'ai juré allégeance. Qu'aurais-je pu faire d'autre ? Moi, pauvre bougre, je peux peut-être cuisiner de l'or avec de la poussière, mais je ne suis pas de taille à lutter contre les démons.

Recroquevillé, tapi dans l'ombre, ce bon vieux Ari attendait son heure.

Fais profil bas, tiens-toi sur tes appuis, prêt à fuir quand ça pètera, et que le Saint Chromé te vienne en aide.

Ouais, comme il t'a aidé cette fois-là, lorsque les flammes dévoraient la maison du...

Arrête Ari.

Quand je vois le démon s'en prendre à Fen... S'insinuer comme un ver – directement dans sa tête ! – je ne peux plus rester bras ballants. Quelle honte tu seras aux yeux du Saint Chromé, Ari, si tu laisses l'histoire se reproduire ?

J'emprunte le révolver de Vaslow, qui, sans poser de questions, semble avoir déjà deviné mes intentions. Je m'engouffre à la suite du démon qui s'en est allé revêtir son manteau d'obscurité. Je le retrouve facilement, stoppé entre deux colonnes de caravanes, loin du tohu-bohu du feu de camp. Là, seulement éclairé par l'aura brumeuse de la lune, sa silhouette diaphane se découpe de la trame noire. De dos, il attend. Il lève et écarte les bras comme un martyr qui espère le coup de grâce.

Où est le piège ?

C'est pas le moment de se demander. La fenêtre est là, il faut agir, Ari. Saint Chromé, guide ma balle !

Les Chasseurs de MiragesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant