35 - Second message divin

17 3 1
                                    

Fen

Très bien. Je crois que j'ai comme loupé un épisode. Plusieurs, même. Et si le marteau piqueur qui s'agite dans mon crâne veut bien cesser sa rythmique, je pourrais peut-être y voir un peu plus clair. Quoique...

Autour de moi, ça tire des têtes pas plus amènes. À quel moment a-t-on traversé une faille temporelle, s'il vous plaît ?

La veille, on passait du bon temps, moi et ma bouteille. Après m'être allégrement foutu de la gueule de Wolf et lui avoir filé quelques conseils pour mater sa boniche lorsque les hormones de la grossesse la rendraient trop chiarde — bizarrement, il n'a pas trop apprécié — j'ai posé la masse graisseuse de mon postérieur dans un coin ; bien décidé à laisser mon amie éthylique m'achever sous cette voie lactée à couper le souffle.

C'est ce moment qu'a choisi Rana pour venir tailler la bavette, ou plutôt me charrier sur mon incapacité à tenir l'alcool. J'ai relevé le défi. Je me rappelle pas si je l'ai remporté. Je me souviens juste de cette poignée pleine de pieds de champignons grisâtres qu'elle m'a tendus, puis de la sensation exacerbée de son bras musclé qui a fait ployer ma nuque vers sa bouche, enfin, du contact exquis de ses lèvres sur les miennes. Et trou noir. Je me suis réveillé étalé comme une fiente sur la pelouse.

Fait chier. J'aurais bien aimé me souvenir, pour une fois. Surtout qu'à sa façon de fuir mon regard au matin, je doute qu'elle me laisse une deuxième chance.

Et voilà qu'après ce réveil sous l'égide d'une éprouvante gueule de bois, on nous annonce que la minette de Wolf a perdu son mioche et que leur doyenne, qui célébrait notre « belle alliance » la veille, a passé l'arme à gauche.

Comme si cela ne suffisait pas, Zi veut rassembler tout le monde ce soir, car il paraît que Nonosse a une annonce importante à faire. Ça va être quoi cette fois ? « Ahah, je vous ai bien eus. Cette petite pause au frais a assez duré. Maintenant, on fait tomber le décor idyllique et on repart se sabler les miches dans le désert et les ruines. Parce que Dieu le veut. »

Remarque, si c'est ça, je veux bien signer. Rien ne vaut un bon pillage et des viols à la chaîne pour passer une vilaine cuite.

o

Delvin.

Rude journée. Puisque je suis allée me coucher, sobre, après mon altercation avec ce bandit galeux et prétentieux, j'étais probablement la seule à pouvoir donner le change au petit matin. La seule ? Non, j'ai vu Os revenir avec son chien d'une partie de chasse alors que le soleil atteignait son zénith. Quoiqu'il n'avait pas de fusil. Et l'air inhabituellement transfiguré.

Je ne me serais pas risquée à lui adresser la parole d'ordinaire, mais là, j'étais curieuse. Quand je lui ai demandé ce qu'il lui arrivait. Il a relevé des yeux hagards sur moi, comme s'il me découvrait pour la première fois, et a seulement répliqué : « Nona, je dois aller voir Nona. »

Une heure plus tard, j'apprenais la mort de la matrone et la fausse couche de Sara. Existe-t-il, dans l'univers, un sordide système de compensation pour punir un évènement joyeux d'une succession de malheurs ?

J'ai retenu mes larmes. J'en ai déjà bien trop versé ces derniers mois pour qu'il m'en reste encore. Et il fallait bien quelqu'un pour servir de pilier à mes sœurs, de la même façon qu'elles m'ont soutenue après la mort de Marika.

Alors, quand le chef ennemi est venu annoncer au conseil matronal qu'il souhaitait réunir toute la colonie pour passer un message important, je me suis demandé quelle déconvenue nous accablerait encore.

Au crépuscule, le village s'est regroupé, comme hier, mais dans une ambiance autrement plus sinistre. Même les rires d'ordinaire goguenards des Rafales se sont tus, dans un relent de décence ou des excès éthyliques de la veille.

Le corps de Nona a été lavé et orné de ses belles parures. Exposé sous le préau, la succession des hommages ne s'interrompt pas. En l'espace d'une heure, son autel croule déjà sous les fleurs et offrandes variées, témoignage de l'amour dont elle aura abreuvé notre colonie toutes ces années.

Lorsque je suis passée à mon tour, je ne savais quelle possession lui déléguer, alors j'ai abandonné la dague en acier de Damas. Qui sait quels dangers la doyenne aura à affronter dans l'au-delà ? Paril me l'avait restaurée, des années auparavant. Ce cadeau de belle facture m'a bien servi, mais je dois accepter le changement, comme Nona l'aurait voulu. Je n'en aurai plus besoin désormais. Et même si la paix doit prendre fin, j'ai toujours les cimeterres de Marika avec moi.

Je suis restée longtemps à son chevet. Jusqu'à ce qu'un vent de rumeurs agite l'atmosphère. En tournant la tête, je découvre la silhouette de Sara qui claudique jusqu'à l'autel. Pâle et affaiblie, elle doit prendre appui sur son mari pour marcher. Pourtant ses yeux brillent d'une lueur combative, bien loin de l'abattement que je lui aurais prêté.

Elle porte sous son bras libre un paquet enroulé de draps. Taché de sang et de la taille d'une moitié d'enfant.

Tout le monde comprend de quoi il s'agit et tout le monde cache sa mine dégoûtée. Sara dépose précautionneusement son fardeau au chevet de Nona. Personne ne songe à l'en dissuader. Tous observent un silence religieux.

La mère éplorée reste agenouillée de longues minutes, le Rafale se tient sagement dans son dos, comme une statue. Puis, elle se lève et repart, la mine toujours assombrie, mais digne.

o

Selmek

C'est malheureux c'qui arrive à la petite Sara. Elle s'en remettra, cela dit. Elle est bien entourée. Elle a enfin trouvé un vrai astre autour duquel graviter. Et pas une sinistre lune qui n'aurait eu aucune lumière à lui apporter. Pas moi, donc. C'est mieux pour elle.

Par contre Tête d'Ampoule n'a personne, lui. Je me fais du mouron. Des mois qu'il se fait distant et part vadrouiller tout seul. Je devrais pas m'en faire. C'est un taiseux. Comme moi. Mais là, je le sens perdu. Égaré. Il a toujours été perdu et égaré. Ok. Mais c'était parce qu'il se cherchait.

Là, on dirait qu'il a fouillé partout et qu'il s'est pas trouvé.

J'ai juste envie de lui dire d'arrêter de se prendre la tête avec ces conneries de Dieu, de Terre Promise, de destin ou de but dans l'existence. Je lui en veux pas pour Louve. Je lui en veux pas pour Marika. Je lui en veux pas pour les Rafales. Je lui en veux pas non plus pour cette Terre Promise qui n'est pas sa Terre Promise. Je veux juste retrouver mon camarade de chasse. Mais il a besoin d'être seul, qu'il dit. Seul. Soit, je le laisse avec lui-même si c'est ce qu'il veut.

Quand je l'ai vu revenir ce matin du sentier de la montagne, j'ai compris que c'était terminé : il a enfin trouvé ce qu'il cherchait.

Alors peu importe la raison pour laquelle sa nouvelle illumination nous fait tous nous asseoir en rond ce soir, je sais déjà que je le suivrai. Peut-être que je vais finir par y croire, moi aussi, à ces conneries de destin ?

Bah. Tant qu'il y a du gibier à se mettre sous la dent, vous pouvez compter sur moi.


Les Chasseurs de MiragesOnde histórias criam vida. Descubra agora