N I N A

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Sous ses cils courbés comme les vagues des plages de Málaga, les yeux verts de Nina s'échouaient sur mon corps. Le sien était nimbé de la douce lumière orangée du coucher de soleil, que les rideaux peu épais du restaurant avaient laissé filtrer. On venait tout juste d'arriver dans la ville andalouse au volant du camping-car prêté par nos voisins, qui ne voyageait plus depuis que les deux enfants de ses propriétaires s'étaient lancés dans les études. Nous, on continuait la traversée de nos deux cœurs brûlants, on revenait sur les lieux de notre rencontre, on recommençait tout à zéro, un peu insouciamment, comme si on essayait de raviver une flamme qui n'avait pourtant jamais faibli, même après trois ans de relation.

On s'était rencontré dans ce restaurant de la place centrale. J'étais au bord du malaise, à cause des heures de bus que je venais de subir et du soleil qui me tapait encore sur le crâne malgré le début de la soirée. J'avais trouvé refuge dans ce lieu sous l'ombre des palmiers, un endroit à la devanture assez classique, noire et grise, avec le nom du restaurant écrit en lettres métalliques, mais où, à l'intérieur, les canapés en cuir, les abat-jour qui diffusaient une lumière tamisée, les quelques rayons de soleil qui parvenaient à se glisser jusqu'à nos pieds, et la douce mélodie d'une chanson que jouait la radio locale, parvenaient à rendre l'atmosphère beaucoup plus chaude et conviviale. La première partie du dîner s'était déroulée sans encombre, mes yeux avaient percuté son visage des millions de fois, mais sa frange blonde un peu trop longue m'empêchait de distinguer son regard. Qu'est-ce que je pouvais penser d'une femme sans avoir vu ses yeux ? C'était seulement plus tard, quand le serveur était venu lui donner la carte des desserts et qu'elle avait bien voulu lever la tête, que j'avais pu admirer ses deux émeraudes scintillantes qui hurlaient sa beauté.

Elle était aussi belle qu'aujourd'hui ; ses cheveux blonds bouclés qu'elle avait attaché avec le foulard pourpre que je lui avais offert, ses joues rosées, sa peau de pêche, sa silhouette élancée, sa grâce naturelle. Ses longs cils battaient des ailes et elle plantait ses yeux dans les miens.

Je me disais parfois, heureusement que c'était elle la plus courageuse, celle qui avait fait le premier pas, sinon je crois que je penserais à elle encore maintenant comme un lointain souvenir, une rivière au milieu du désert qui m'avait échappé des doigts. Confiante, elle était venue me déposer un mot à ma table sur lequel elle me demandait mon prénom. Je l'avais scruté sans comprendre, songeant aux petits mots que j'échangeais avec mes voisins de classe, quand le professeur avait le dos tourné. Elle m'avait montré son oreille, puis ses lèvres rouges, et avait chuchoté quelques mots à voix basse que j'avais compris partiellement. Elle était sourde. J'avais alors tracé dans les airs les lettres invisibles de mon prénom et, quelques secondes plus tard, elle le prononçait déjà avec entrain, comme si elle était d'accord pour dire que ce prénom m'allait à merveille.

« Solal... » murmura-t-elle encore, trois ans plus tard, de sa voix frêle que seul moi pouvait entendre.

Nina prit soudainement ma main pour que je l'accompagne sur la piste de danse au fond du restaurant. L'envie de danser lui venait parfois sans prévenir, malgré le silence qui l'environnait. Cette fois-ci, elle avait plutôt bien choisi sa musique, Nina tournait, brillait, au rythme effréné de la chanson du moment que la radio jouait, sans doute pour la vingtième fois de la journée. Les oiseaux semblaient se faufiler entre toutes les notes, entraînantes et ensoleillées. La robe de Nina tournait, flottait légèrement, et donnait l'impression que ses jambes étaient recouvertes des pétales d'un hibiscus, jaune, et plus orangé près de sa taille. Peut-être que ses pétales auraient pu s'échapper à force de trop danser, ou à cause des « je t'aime un peu, beaucoup, passionnément, à la folie » que je lui répétais inlassablement, même si elle ne cherchait pas à savoir ce que je lui racontais. Elle m'avait appris à dire « je t'aime » d'une autre manière ; alors, lorsqu'elle me regarda, je mis ma main sur mon cœur, la glissai encore plus haut le long de ma poitrine puis tendis le bout de mes doigts vers elle. Je passais mon temps à lui donner mon cœur.

Quelques secondes avant les dernières notes de la musique, Nina arrêta de danser, et on rejoignit ensemble la table où nos plats venaient d'être servis. Alors qu'on commençait à manger, les enceintes diffusèrent une nouvelle chanson plus calme, plus mélancolique, moins dansante. Elle incitait à mieux écouter les paroles, sauf que je les connaissais déjà par cœur. La musique portait le nom de Nina. Je fis un signe à ma copine qui me sourit d'un air paisible, pendant que j'écoutais attentivement la musique qui se répandait dans le restaurant. C'était une chanson d'amour d'un rappeur à la voix chaude qui retranscrivait le long de ses couplets son histoire voluptueuse avec Nina, celle qu'il aimait. La chanson n'avait rien d'heureux, elle racontait comment l'amour du couple s'était épuisé, comment le bonheur s'était envolé. La main dans celle de ma Nina, je ne faisais attention qu'à la mélodie, qui évoluait en crescendo jusqu'aux notes finales qui, brusquement, s'écroulaient dans une chute vertigineuse vers le chaos. À la fin de la musique, les conversations des familles, les verres qui s'entrechoquaient me revenaient dans un grand brouhaha où je parvenais à peine à distinguer la voix de l'animateur qui rappelait au public le nom de l'artiste :

S O L A L.

S O L A L

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