22 octobre

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Figée, j'observe la pièce du roi tomber au sol. Elle roule sur le linoléum gris de l'anti-chambre, se stoppe à l'orée de l'ombre qui s'étale sous le lit de Léandre. Je suis incapable de bouger tandis que mon bien aimé rit. C'est la première fois que j'entends à nouveau ce son, et il me terrifie. Sans raison, Léandre rit, les lèvres scellées, les yeux fixes dans le vague. Et la main qui a lâché la pièce d'échec se crispe tout à coup.

Tristan se penche, tente d'accrocher ce regard qui fuit tout être vivant.

— Léandre ?

Il ne répond pas, se contente de rire encore. Le son ne s'échappe pas, prisonnier de ses lèvres, résonne au fond de sa gorge et me glace d'effroi. J'ai l'impression de me trouver dans un film d'horreur, l'impression que Léandre s'est transformé en poupée de chiffon. Et comme pour me donner raison, il glisse doucement sur le côté. Tristan le tire pour le ramener au centre du lit. Léandre n'effectue pas un geste.

— Léandre ! crie Tristan. Merde !

Le rit se tait. Léandre l'a avalé, et les ondes semblent se battre à l'intérieur de lui car aussitôt, les secousses l'envahissent. Ses bras d'abord, puis ses jambes. Léandre ne rit plus. Sa bouche s'est affaissée bien que ses paupières soient tirées par un fil invisible. Je devine qu'il ne voie rien, n'entend rien. Un voile recouvre son regard intelligent, le couvre d'un abêtissement sournois.

Je ne réagis pas, paralysée par la peur, mais Tristan enfonce le bouton rouge qui décore chaque anti-chambre de l'unité. Dieu merci, Marianne n'est pas encore arrivée, elle échappe donc à cette vision. Une infirmière débarque aussitôt. Elle nous somme de quitter la pièce, et nous nous exécutons sans discuter.

Tristan se détourne, commence à s'éloigner tandis que je reste scotchée à quelques mètres de là. L'unité est petite. Les collègues ne tardent pas à affluer. Ma peine et mes larmes brouillent ma réalité. Je distingue cependant le haut du lit qui s'aplatit brusquement. Dans une chorégraphie parfaitement maitrisée, une collègue survient, tirant à elle un chariot presque plus grand qu'elle. En quatre secondes à peine, et sous quatre mains, Léandre bascule sur le côté. Une aide-soignante maintient sa jambe repliée d'une main, sa tête de l'autre pour l'empêcher de se claquer pendant les convulsions. L'infirmière pendant ce temps casse une ampoule marron. J'entends le bruit du verre, le déchirement du plastique de l'aiguille stérile, l'écoulement de l'antiseptique.

— Léandre, je vais injecter, d'accord ?

Je détourne les yeux, renifle un peu plus. Cette phrase me transperce le cœur autant que l'aiguille transperce la peau. Il ne peut pas répondre, ne peut guère donner son avis. Je remercie tout de même secrètement cette soignante de toujours le traiter comme s'il l'écoutait.

Elle pousse le piston jusqu'à la garde, les yeux rivés sur l'EEG qui palpite à l'écran.

— Crise partielle, murmure-t-elle.

Le liquide disparaît, aspiré dans la mystérieuse machinerie du corps humain. Au bout de quelques secondes qui me paraissent interminables pourtant, l'aide-soignante desserre sa prise. Léandre cesse de se battre, et son corps s'affaisse enfin. Pourtant il reste sur le côté. L'aide-soignante malaxe son épaule d'une main, caresse ses cheveux blonds de l'autre, du côté où son crâne ne s'est pas abimé.

— Là, là... ça va aller, mon petit. C'est fini. Tu vas te sentir mieux. On est là...

L'infirmière sourit, adoucie par ces paroles. Elle profite de ce temps pour prendre les paramètres vitaux de Léandre. Sa tension redescend, sa saturation se stabilise.

— Pas de température, murmure cette dernière. C'est bien...

Je les observe au-delà de cette limite qui m'est interdite. Elles gèrent la situation avec le sang-froid de l'expertise alors que je reste à pleurer, à ne pas savoir quoi faire de mes dix doigts qui ne sont utiles qu'à essuyer mes joues trempées.

— Léandre, c'est un bien joli prénom, tu sais, mon petit. Ça nous change des prénoms bizarres d'aujourd'hui, hein Cath' ? plaisante l'aide-soignante.

L'infirmière lui sourit. Elle glisse un index contre les doigts de Léandre et lui demande de serrer s'il l'entend. Je distingue ses doigts bouger, imperceptiblement.

— C'est bien. Merci. Tu as fait une crise d'épilepsie, Léandre. Tu risques de mettre un peu de temps à récupérer mais tout va bien, maintenant. D'accord ? Tes paramètres sont bons.

L'aide-soignante rallonge Léandre avec d'infinies précautions. Elle tapote l'oreiller, remonte le drap jusqu'à ses épaules, redresse la tête de lit.

— Là, voilà. Je reste un peu là, mon petit. Le temps que tu ouvres les yeux. Remarque, je comprendrais que tu les gardes fermés parce que les petits jeunes comme toi n'ont pas envie de voir les dinosaures comme moi, pas vrai ?

Trois rires emplissent le couloir. Celui de l'infirmière qui sort de la chambre, celui de Tristan qui m'a rejoint, face à la porte, sans un bruit, et le mien, bref quoique salvateur.

L'infirmière prénommée Cath' remporte le chariot. Elle s'arrête devant nous et, presque confondue en excuses, nous demande d'écourter notre visite. Léandre est fatigué. Il doit éviter les stimuli et il aura certainement de nouveaux examens pour tenter de déterminer la cause de l'épilepsie. Je hoche la tête. Compréhensif, Tristan marmonne un « bien sûr ».

L'infirmière s'éloigne alors. Sans même me demander, Tristan s'approche du seuil.

— À demain ! Repose-toi bien...

Il échange un sourire - son silencieux merci s'y grave - avec l'aide-soignante, et tire la porte, protégeant l'intimité de Léandre. S'il m'avait demandé l'autorisation de fermer, j'aurais accepté. C'est ce que j'apprécie chez Tristan plus que chez les autres amis de Léandre. Il comprend de suite, il sait quand être présent et quand s'effacer aussi. Je tapote son épaule, démunie.

— On reviendra demain... Il ira mieux... demain...

— Ouais... À demain... murmure-t-il, les yeux collés à cette porte qui les sépare.

Tic

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Tic... Tac... ⏳

L'anti-chambreWhere stories live. Discover now