Chapitre 1, Première partie

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Ryun campait la roche, un promontoire duquel il pouvait observer le paysage indistinct. Noyé dans une brume opaque, les montagnes déchiraient le ciel en de grands pics noirs ; le froid était tangible dans l'air, solide et sec. Les deux félins progressaient seuls au milieu du monde blanc, épargnés du temps et prisonniés du silence. Aucun vent ne soufflait sur la lande déserte, le tableau reflétait l'absence, entre froideur et immuabilité.

Le chat grelottant ruminait son malheur.

− Maudite neige ! grogna-t-il. Mais qui vit dans un endroit pareil ! Qui !

Kar, au pied du promontoire, émit un rugissement amusé.

− Ne dit pas ça, le chat, se moquait le tigre. Plains-toi encore, et ta langue va geler ! Approches-toi du feu.

Les branches de Grako, crépitantes, lançaient de longues et pâles flammes violacées sur le pelage zébré de Kar. Penché sur le foyer, ses yeux ocre fixaient le feu, plein d'une aversion inexpliquée. Ryun avait toujours voulu questionner ses raisons, mais les mots lui manquaient à chaque opportunité. L'appréhension, peut-être ?

D'un saut habile, le chat perça dans la neige au bas du rocher qu'il venait de quitter deux petits puits sombres. Elle lui remonta jusqu'à la mi-cuisse, lui procurant un frisson désagréable.

− Peste !

La boue pénétrait à présent dans son caleçon, et il regrettait le confort de la pierre glaciale : la roche lisse et froide ne s'accrochait pas obstinément à sa fourrure, elle ! Ses pieds qu'il avait enroulés dans une épaisse étoffe noire s'alourdissaient à chaque pas, et ses griffes gelées lui faisaient mal.

Se frayant un chemin jusqu'à son camarade, le corps tout grelottant, les oreilles aplatis sur son crâne, sa queue enroulée autour de son bras, repoussant à coup de pattes nerveux les amonts de boue blanche qu'ils avaient dégagés pour monter le camp, il ne pouvait que provoquer son hilarité. Kar riait, ses canines aussi aiguisées qu'elles pouvaient l'être en brillaient sinistrement. Ryun le rejoignait en faisant la moue.

− L'Hiver est bien la seule chose dans le monde entier que je bannirais de la grande création. L'Hiver et ces chacals d'elus.

Les deux félins rirent ensemble, leurs voix furent portées au loin, puis le silence imposa de nouveau son règne.

− Nous partirons à l'aube. Annonça finalement le fauve.

Le chat sortit de sa besace un morceau de parchemin où il traça quelques lignes à la plume noire. Le tigre, étalait sur le sol une épaisse natte en fourrure. Il ne répondait pas, continuant d'y lisser des plis imaginaires, comme pour chasser ses doutes. Il s'arrêta soudainement, hésitant encore sur ce qu'il pouvait bien dire à son compagnon.

− Tu n'as pas à me suivre, lâcha-t-il enfin.

Sa voix était vibrante d'un torrent d'émotions.

−J'ai un devoir, que tu n'as pas.

Kar grondait. Lorsqu'il croisa le regard de Ryun, sans faille, il comprit que le chat ne renoncerait pas. De la peine s'inscrivit sur son visage.

Nous protégeons notre honneur, Ryun. Dit le tigre dans la langue guttural des forêts. Et toi, que protèges-tu ? Tu n'as rien à gagner dans cette guerre. Et tant à perdre. Les lions ne sont pas tes ennemis,

Le chat secoua la tête.

La lutte des tigres est une noble cause, j'en suis certain. Et ce n'est pas qu'une guerre. Tu le sais. C'est aussi mon combat. Je combats pour mes idées. Pour moi, Kar, tu comprends ? Je suis peut-être un petit chat, et je n'ai pas ton aisance avec les armes, mais j'ai d'autres talents, tu ne crois pas ? Je sais que j'ai un rôle à jouer dans cette guerre. Et puis je m'inquiète pour toi, guerrier : seul, tu ne passeras pas ces montagnes !

Kar sourit. Sans Ryun, il ne serait plus là, il le savait.

***

Le tigre et le chat arrivèrent à Villeneige le lendemain. Après trois jours de marches à travers les plateaux, ils profitèrent du panorama que leur offrait la ville basse, les architectures en pierres noires, les toits d'épaisses couches de chaume bleues. La ville creusait dans une vallée nommée Peitoul, « l'entre-pluie », située entre les cols de Limutoul et de Lavitoul, littéralement « Pluie de sel » et « Pluie de feu ». Des caravanes tenues par des Griffus emportaient vers le désert des poteries de PorteBlanche et des tissues de Grig Ouest, voguant à travers la toile complexe des rues. Sur la place centrale se tenait un autel à Mala, le protecteur de la Montagne.

Ryun s'écroula dès son arrivée dans l'auberge. Pour le petit-déjeuner, ils se régalèrent tout leur saoul d'une étrange viande nommée Riifu, baignant dans une sauce blanche et poivrée. Au matin, ils achetèrent des vêtements plus chauds pour le voyage, puis départirent dans l'après-midi. Il était question selon Ryun, de trouver guide avant la traversée, et bien que son camarade arguait qu'ils pouvaient franchir les cols seuls, le chat ne démordait pas sur ce qu'il nommait une "absolue nécessité". Si Kar ne voulait l'admettre,  mais il faisait entièrement confiance au chat, ainsi se plia t-il à sa demande.

Les maisons de PorteBlanche étaient plus basses encore qu'à Villeneige, Sculptée à même le paysage, l'architecture était indissociable de la roche noire dans laquelle on avait creusée. Polie, lissée, retravaillée en de fines arabesques, un savoir-faire que seuls possédaient les lynx. Le chat était séduit par cet artisanat fleurissant à même le pavé des rues, mais bien plus encore par le mode de vie des lynx. Le peuple de la montagne, couvert d'un pelage gris-blanc vivait reclu, indépendant et libre de tout roi. Artisan de la pierre et du métal, il subsistait d'un commerce florissant ; le monde exportait leurs statues noires et luisantes, modèles de rois et de grands vassaux, bustes de princesses et de comtes, héros et dieux. Son père admirait l'artisanat lynx, Ryun comprennait alors pourquoi. "Ces poteries, disait-il, sont le fruit de l'Art même." Une foison de cortèges, de chars d'Elus et de Griffus tournoyaient autour des ateliers, entrainant derrière eux traducteurs et négociants.

A l'entrée de PorteBlanche, croulant sous des monceaux de glace rutilante, un grand portique en pierre noire s'érigeait. Pourtant, tout comme Villeneige, la ville lynx ne possédait aucune fortification, aucun mur d'enceinte. L'entrée y restait symbolique, ouverte à tous. Dans les rues pouvaient circuler librement tigres, lions et chats, pourquoi pas même lycaon ; les royaumes lions, terres des Elus, et clans tigres, territoires des Mordus pouvaient bien se faire la guerre, les lynx étaient exempt du conflit, parfaitement égaux à eux-mêmes. Mais dans les faits, force était de constater une neutralité menacée, fragilisée par des tensions palpables. Ainsi escortes lions et mercenaires tigre se toléraient-ils à peine.

 A la vue d'un groupe d'elus, Kar remonta la capuche de son manteau bien haut, dissimulant ainsi ses oreilles rondes et les rayures noirs de son pelage terre de sienne. Aucun autre tigre ne montrait le bout de son museau ce matin-là.





Rois : chroniques des terres d'AstalWhere stories live. Discover now