Chapitre 1, deuxième partie

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Les deux compagnons cherchaient un guide, on leur en conseilla de nombreux. Mais l'Hiver prenait place, lui et son manteau de givre ; tous finissaient par dire :

" Ne reste que le Col des Cris."

Mais quoi que fut ce col, les lynx refusaient d'y aller poliment.

"Trop dangereux, disaient-ils, il vous faut un guide plus expérimenté."

On finit par prononcer un nom : Piriam.

" Il n'y a qu'un guide pour ce col. lui répondit-on. Attendez le chez son hôte, le Priora Dencan, avec un peu de chance, vous l'y trouverez encore."

Lorsque les deux voyageurs arrivèrent à la Maison du Priora, on les informa que le maître était absent et qu'il reviendrait le lendemain. On leur confirma cependant la présence du fameux guide en ces lieux.

Kar et Ryun rassuré, décidèrent de trouver auberge pour la nuit. Leurs pas les menèrent jusqu'au Python blanc ; sur l'enseigne, un reptile s'enroulait autour d'un pain rond. Le tenancier tenait la porte d'entrée aux clients, et les deux voyageurs s'approchèrent. On les accueillit avec un sourire courtois. Déjà, il pouvait sentir l'effluve d'une promesse, celle d'un lit et d'un souper. On les salua avec un "Messires" et tout allait pour le mieux, lorsque la porte se referma sec devant leur nez. Le propriétaire parut gêné par la situation.

− Veuillez m'excuser, bredouilla-t-il mollement. Je crains qu'il soit risqué par les temps, malheureusement, de...vous comprenez....

Il tenait la porte close, fiévreusement. Des éclats leurs parvinrent et les deux félins comprirent : des Elus remplissaient la grande salle, riant fort et profitant du confort qu'on leur autorisait. Ryun fulminait.

− Ne vous méprenez pas ! Se défendit le lynx devant le regard inquisiteur du chat. Je connais mes devoirs d'hôte. Venez chez moi ce soir, vous êtes les bienvenues !

Les deux félins, surpris, suivirent le lynx à la collerette bleu foncé à l'arrière de l'auberge, dans les cuisines. Là, sa femme les accueillit comme des amis. Elle s'appelait Matae, indiqua-t-elle alors qu'elle déposait devant eux deux gros bols fumant, un fort parfum d'herbes et d'épices dans l'air. A la table de la famille, Composé des parents et de trois enfants, Ryun et Kar soupèrent, trempant dans leurs écuelles, des morceaux d'un pain rond qu'il venait de briser. La mie fondait sur leurs langues. Ils se promirent qu'ils n'avaient jamais rien mangé de meilleur. Matae, flattée, emplit leurs bols une nouvelle fois.

Dans l'enthousiasme ambiant, on parla de la Forêt, des Montagnes, puis encore de la Forêt ; les lynx raffolaient du moindre détail, imaginant ces arbres immenses, ces contrées lointaines pour eux, qui ne quittaient jamais le froid, la neige et l'abri de la roche noire. Ils questionnaient le fauve incapable de leur répondre, car étrangement, quoi qu'il était un tigre, Kar ne savait comment décrire l'édifice. Son discours était vague et peu satisfaisant, ainsi Ryun prit-il le rôle du conteur. Il leur raconta ce qu'il savait comme s'il y avait été lui-même, charmant la petite famille lynx.

Il sentait Kar vibrer à chaque mot, à chaque détail. Il n'aurait su décrire l'expression naissante dans les plis de son visage d'ordinaire si impeccablement lisse. Le chat, troublé, s'appliqua bien à écourter le repas, plaidant qu'il était rompu. On les coucha dans une chambre d'amis. Cette nuit-là, ni l'un ni l'autre n'engagèrent d'échange. Ryun savait que le tigre n'en avait pas le cœur. Le ventre satisfait et le sommeil lourd, Le fauve cherchait pourtant la quiétude. Il ne voulait qu'oublier qu'il n'avait plus sa place, ni dans la Forêt, ni dans la Montagne.

Le lendemain, Matae les guida jusqu'à la grande arche en fer forgé, l'entrée vers la Maison du Priora. Sur le chemin, elle leur expliqua quelques coutumes lynx.

-Lorsqu'un enfant nait, commença Matae, nous accrochons un grand ruban blanc à la fenêtre, et le vent traine le fil dans le ciel, parmi les nuages. Lorsque le ruban est rouge, il est signe de deuil.

Elle leur décrivit ensuite les longues fresques recouvrant les toiles en papier des portes et des fenêtres, des images de combats épiques entre les héros d'Avant, des félins traversant les histoires et le temps avec lui. La lynx n'était pas savante, mais savait enrichir son discours de détails qui leur donnait toute sa valeur.

Lorsqu'ils arrivèrent à l'arche, elle leur indiqua comment saluer le maître qu'ils appelaient Priora, puis, à l'égard du tigre, s'inclina avec respect :

− Je tiens à m'excuser en lieu et place de mon mari, Seigneur Kar. Il aurait voulu vous accueillir comme il se doit.

Le fauve, surprit, ne savait que répondre.

− Allons, ne t'incline pas, Matae du Python Blanc. Vous m'avez donné couvert et gîte, et ce malgré beaucoup d'obstacles. Je ne l'oublierais pas.

− Tout lynx digne de lui-même aurait fait de même ! Ce que regrette mon époux, continua Matae, c'est d'avoir du vous cacher comme un criminel. Vous n'êtes pas un fugitif, Seigneur Kar. Nous SOMMES la Montagne. La montagne est libre. Et vous y êtes libres. Quoi qu'en pense les Elus.

Ryun traduisit les derniers mots prononcés dans le chuchotement des lynx. Kar remercia Matae et suivi son compagnon à l'intérieur de la cour.

« Un criminel, non. » pensa-t-il.

Un fugitif, oui.


Rois : chroniques des terres d'AstalWhere stories live. Discover now