Les notices d'utilisation

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J'ai toujours aimé lire. Comme tous les enfants j'imagine, cela avait commencé au grand dam de mes parents par les panneaux directionnels. Avec une lenteur exaspérante et des fins de phrases ponctuées de questionnements, je déchiffrais des noms de villes qui s'évaporaient aussitôt de mon esprit. Cette phase fut heureusement assez brève. Je découvris rapidement la fantaisie des livres imagés ainsi que la rude réalité des journaux. Il n'était plus question que de simples mots mais bien d'histoires, et même les définitions dans les grilles de mots croisés de ma mère, finir par m'intéresser. Je poursuivis durant des années ma quête de lecture, voulant à la fois comprendre mon monde, et m'en évader.

A vrai dire, les seules lectures qui me rebutaient, étaient les notices d'utilisation. Indigestes, trop longues, sans véritable finalité, et trop souvent accompagnées d'images vagues ou bien grotesques, elles ne me racontaient rien. S'ajoutait à cela les interminables minutes pour trouver le morceau d'explication dans sa propre langue. Pour moi, l'enfer était pavé de notices d'utilisation. J'avais par conséquent, souvent fait le choix de l'aventure, ayant toujours eu le goût du risque, de la spontanéité, m'abandonnant à mon instinct pas toujours efficace, je suis prête à l'admettre. Il me suffisait de comprendre la base, à l'aveuglette et je m'en satisfaisait.

Mais voilà, une heure était passée après la réception de mon colis, apporté par un charmant livreur : mon nouveau four électrique. Une fois l'installation faite par ce dernier, je regardais sans une once d'émotion l'ancien partir vers d'autres cieux, certainement moins glorieux. Comme à mon habitude, mon premier réflexe fut de pianoter sur tous les boutons, de tourner les molettes dans tous les sens : ni chaleur, ni lumière ne daigna apparaître. Je vérifiai la prise naturellement. Pas abîmées, aucun fil sournois ne s'en échappait, elle était parfaitement enfoncée. Autour les appareils attestaient que contrairement à ma patience, les plombs n'avaient pas sautés.

Il le fallait. Et j'avais du temps devant moi. Il m'était donc impossible de fuir. Sans four en hiver, je n'étais rien. Du moins bon nombre de possibilités s'envolaient. Adieu les plats gratinés, les peaux croustillantes et dorées, et les délicates odeurs qui flottent dans l'air accompagné de cette chaleur environnante délicieuse. J'aimais me réfugier, non pas au coin du feu, mais au coin du four . La gourmandise étant un de mes nombreux défauts, je n'avais d'autre choix que d'ouvrir cette notice pour scruter ses douloureuses écritures. Et c'est à reculons dans un râle d'agacement profond que j'attrapais l'objet avec dégoût. Comme je le prévoyais il me fallut plusieurs minutes pour trouver les explications d'utilisation dans ma langue, du moins celle que j'étais le plus apte à déchiffrer. Lettres minuscule et collées, je sortais la loupe.

Mes yeux se mirent à me brûler sérieusement. Les phrases sans verbes et dépourvues de sens s'enchaînaient. Déjà, mon combat commençait. Puis vinrent les inconnus. Confrontée à ces vilains mots que seul l'auteur de cette affreuse notice devait connaître, je sortais mon Robert de sa bibliothèque. Pour couronner le tout, le rythme était monotone. On sentait l'ennui à des kilomètres. Personne n'avait donc pensé à rendre ces écrits vivants et attrayants ? Voulaient-ils que personne ne les lise ? Je baillais ouvertement, et ma lâcheté l'emportait, finissant par faire voler l'objet de mon désarroi à travers la pièce.

Blasée j'observais le four inerte. Sans lui, l'hiver serait rude. Avec beaucoup d'exagération je me dis que sans lui, il me serait difficile de survivre. Puisant dans mes dernières ressources, observant par la fenêtre les minces flocons de neiges chuter avec douceur, je me levais. Malgré le bois bourré d'échardes qui me piquaient la voûte plantaire, j'arrivais face à la notice, convaincue que celle-ci me narguait avec ses pages entrouvertes. Avec son ridicule petit format et sa couleur affreusement grise et terne, elle savait qu'au fond, sans elle, je n'y arriverais pas. Dépitée, je la ramassai et finis par regagner la table, où la loupe, le petit Robert, et mon désespoir m'attendaient.

Une nouvelle fois, je me mis à la recherche du paragraphe perdu dans cet océan trouble à peine lisible. La page récupérée, il me fallait à présent naviguer dans les profondeurs obscures de l'ennui. Armée de ma mâchoire serrée empêchant, les hauts-le-cœur et bâillements intempestifs je me lançai. Cette fois je décidai de m'accrocher, coûte que coûte, vaille que vaille. La notice, j'allais en faire mon quatre heure. Et comme toutes les histoire, il y avait une fin qui se cachait derrière ses quelques morceaux de papiers. Chapitre par chapitre je gagnais du terrain, allant à la rencontre de ces dessins informes, dignes de ceux des enfants.

Je découvrais des précautions d'utilisation loufoques. Le monde en était rendu à spécifier qu'il y avait des risques de brûlures à utiliser un appareil chaud, et qu'il fallait dans un premier temps le raccorder à l'électricité. Désabusée, je me demandais toutefois si un des lecteurs, s'il y en eut vraiment, avait pu être étonné par ces insoupçonnables révélations. Arrivèrent, sans transition les mots « danger de mort » ainsi que des lettres accompagnées de chiffres, comme s'il était évident que « le type H05 V-F 3G » devait m'être connu. Sans l'ombre d'un doute, nous n'avions pas la même définition de l'évidence.

Enfin, le chapitre concernant les boutons et utilisations de ces derniers se présentait. L'impression qu'une lumière divine, sortait de ses pages, m'enchantait. Mon Saint Graal m'apparaissait enfin. Mais bien vite, mon visage se mit à blêmir. Une perle de sueur glissa le long de ma tempe. Quatre boutons, un million de possibilités. J'avais plus de chance de gagner une somme d'argent indécente avec quelques numéros choisis au hasard.

A présent les mots : fonction, minuteur (alors qu'il me suffisait d'activer le mien en forme d'œuf), affichage, sécurité enfants, le dessin d'un plus et d'un moins me permettant de gérer les valeurs de mes propres réglages, me faisaient tourner la tête... Je perdais le fil, mes neurones grillaient à défaut de mon four. Me ressaisir, ne pas perdre la face. Ce n'était après tout que des morceaux de phrases. Ça ne pouvait pas être pire que les définitions des mots croisés de ma mère. Celles qui m'avaient appris les mots : amphigourique , flavescent, immarcescible ou encore nidoreux, que je n'avais jamais eu l'opportunité d'utiliser. Bien que cette notice s'avérait être une sorte d'amphigouri.

Concentrée, comme rarement dans toute mon existence, je déchiffrais chaque petit graffiti qui se présentait et le rattachais à son utilisation, sa définition. La question qui persistait, était : comment pourrais-je me souvenir de tout ? Comme un mantra, je me répétais ces phrases dénuées de verbes. J'en vint même à me demandais si mon four ne venait pas de Chine, tant tout ceci s'apparentait à un véritable casse-tête.

La moitié du chemin parcourue, je savais que la lumière au bout du tunnel, tout du moins celle de mon four n'était plus très loin. Mes mains se mirent à caresser les boutons, sans les brusquer, avec une précautions quasi chirurgicale et la magie opéra. Un miracle, une éclatante lueur, de la douce chaleur, et un boucan du diable, prirent possession de ma machine. J'analysais chaque position, pour la comprendre : le son changeait, ainsi que la nature de l'éclairage, tantôt jaune, tantôt orangée. Tout fonctionnait à merveille.

Je découvris même qu'il était capable de choses impensables, maintien au chaud, rôtisserie si l'on imbriquait la barre dans le compartiment réservé, il me donnait l'heure et savait se nettoyer seul. Mon nouvel allié s'avérait plein de ressources. Il regorgeait de possibilités incroyables et de nouvelles perspectives gustatives. Il était finalement plus que ce que j'avais imaginé. Capable de combler presque tous mes désirs. Et plus j'avançais dans ma découverte plus j'apprenais à connaître ce bloc de métal aux lignes peu esthétiques.

Je repensais alors à l'ancien que j'avais parfaitement méprisé. Par manque de temps, par manque d'envie. Ou plutôt l'envie de lui accorder du temps. Ce temps que j'estimais précieux. Mais était-ce lui qui l'était ou ce que l'on décidait d'en faire ? Car au bout du compte, une petite heure de pleine et véritable attention m'avait ouvert la porte d'un tout nouveau monde. Si ce long cheminement avait pu avoir de tels résultats concernant un simple four, cela ne devait pas être différent pour tout le reste, non ? Combien de portes n'avais-je pas pris le temps d'ouvrir ?

Rien que des histoiresWhere stories live. Discover now