35 : Valet de coeur

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Cette nuit à La Luna était plutôt agréable, c'est ce que pensa Alicia quand elle franchit la grande porte d'entrée du manoir. La lune, toujours aussi ronde et blême, illuminait ça et là le paysage encore poudré de frimas. Le silence de glace avait quelque chose de feutré, paisible... ou bien commençait-elle simplement à s'y habituer.

La jeune fille imprégna ses poumons de cet air maudit.

– Vous voulez me montrer quelque chose ? finit-elle par demander au comte qui cultivait le mystère.

Il enfonça ses mains dans les poches profondes de son énorme manteau ceinturé, un manteau qui ressemblait à celui de la Barbe bleue. Pas de réponse. Il l'entraîna ainsi jusqu'au fond du jardin et Alicia ne put en croire ses yeux : Owen avait ouvert un battant du portail aux épines de fer.

Qu'est-ce que cela voulait dire ?

Une légère brise parcourut les branches des arbres puis s'engouffra tel un frisson au cœur de l'envoutante forêt. Le comte de la Luna choisit ce moment pour rompre le silence.

– Partez.

La jeune fille s'écarta dans un sursaut, comme si elle venait d'entendre quelque chose d'effrayant. Elle se répétait le mot qu'il venait de souffler d'une voix rude, inflexible.

Partez

– Quoi ?

– Vous êtes libre, répéta-t-il sur la même note dénuée d'émotion. Dépêchez-vous avant que je ne change d'avis.

Il tourna la tête, comme pour lui cacher son visage.

Enfin. Ce moment tant attendu était enfin arrivé. Alicia aurait dû sauter de joie et prendre la clé des champs sans demander son reste. Alors pourquoi n'arrivait-elle pas à décoller ses pieds du sol ? Elle pensa un instant à un mauvais sort ou aux semelles de ses chaussures collées par la glace, mais non : c'était bien elle qui ne pouvait pas se résoudre à faire un pas. Le bredouillage inaudible qui sortait de ses lèvres ne l'aidait pas non plus à prendre une décision.

– Je ne peux pas, murmura-t-elle d'une toute petite voix.

– Vous ne pouvez pas quoi ? s'impatienta le comte.

Comme si on venait de lui donner un coup d'étriller, elle se redressa et débita d'une traite :

– Je ne peux pas partir avant d'avoir accompli ma mission.

Les mains d'Owen se crispèrent d'exaspération. L'émotion qui le parcourait était trop forte et trop longtemps refoulée pour être contenue davantage. Il explosa :

– POURQUOI ? Pourquoi voulez-vous encore m'aider après tout ce que j'ai fait ?

Aucun mot compréhensible ne daignait sortir des lèvres de la jeune fille, à part un accablant : « P...p... »

– Parce que votre vie est si pathétique que vous ne voulez pas rentrer ? C'est ça ? Vous ne m'avez jamais parlé de votre monde, de vos charmants amis, pourquoi ?

Les yeux d'Alicia brillaient comme deux onyx polis en plein cœur du Vésuve. L'humiliante et banale vérité venait de voir le jour.

– Parce qu'il n'y a rien à dire, soupira-t-elle. Ma vie est minable, vous avez raison.

Cette réponse qu'il attendait sembla pourtant le décevoir.

– Eh bien, tout s'explique...

Il l'attrapa par la manche et l'attira sans ménagement vers le portail tandis qu'Alicia tentait de résister comme elle pouvait.

– Non ! Attendez, ce n'est pas ça ! Ce n'est pas... la seule raison.

La pointe de ses pieds labourait obstinément la neige.

Le Conte de la LunaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant