Chapitre 14 : Jeu dangereux de séduction

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"Donc elle est partie comme ça ?

 - Oui.

- C'est bizarre.

- Pas tellement. Ma famille est comme ça."

Ethan m'observe avec la curiosité qu'un touriste au zoo aurait pour un chimpanzé. Il ne comprend pas ma famille - et ça, je peux le comprendre. Mamie est partie hier, sans me dire au revoir, et sans me prévenir. Je doute, d'ailleurs, qu'elle ait simplement décidé de retourner auprès de Papi. Maman a simplement dû la jeter dehors - et mon père, jouant la voix de la raison pour cette fois, avait insisté pour la raccompagner chez elle. Dans six mois, elle sera sûrement de retour sans la moindre explication, comme d'habitude - mais dans six mois, la fin de l'année sera proche, alors je me rassurerais, en pensant à mon futur appartement loin des cris et des larmes.

"Plus de disputes, du coup.

- Hmm, on verra ça. Ma mère est encore remontée, donc il va falloir que je sois... Enfin, je vais devoir me tenir à carreau ou ça explosera.

- Tu pourras quand même venir à la soirée ?

- La soirée ?

- Celle de Maxime ? LA soirée ? On en à parler hier...

- Ah ouais. La fameuse soirée. Oui, je vais pouvoir venir, ne t'inquiète pas pour ça."

Ethan ne dit rien pendant un moment - il regarde son plat, et mâchouille tristement les choux au goût de plastique - mais je le connais. Je sais qu'il veut reparler de hier - et plus spécifiquement savoir ce que nous nous sommes dit, Aline et moi. Je ne l'ai pas croisé aujourd'hui, mais nous nous étions appelé, hier, et je sais qu'il sait.

Je n'ai pas particulièrement envie d'en parler. La conversation avec Aline s'est bien déroulée - ou du moins mieux que prévu - ; mais parler de Maxime, alors que l'on mange me couperait l'appétit - c'est pour ça que je ne prends pas sur moi pour lancer la conversation. Je lui jette un coup d'œil, aussi discrètement que possible ; il a l'air tout stressé. Je sais pourquoi : il a besoin que j'approuve, parce qu'il a besoin que tout se passe bien. C'est dans sa nature, de vouloir que tout se finisse bien. Pour lui, les relations même les plus irréparables peuvent quand même être réparés - il a grandi dans un monde de Bisounours, et il a besoin de croire que ce monde dans lequel il a grandi est bel et bien réel. D'autant que lui et Maxime ont une relation particulière, qui lui est précieuse : je me souviens très bien qu'ils étaient inséparables, jusqu'à ce qu'ils ne le soient plus.

Mais comment ne pas m'en rappeler ? On les appelait les jumeaux à une époque, si bien que lorsqu'on appelait Maxime, dans la cour de récré, on pouvait être certain qu'Ethan l'accompagnerait - et l'inverse était tout aussi vrai. Les maîtresses devaient les séparer en permanence ; si l'un était assis à côté de l'autre, ils parlaient toute l'heure, comme de vraies pipelettes. Ils portaient les vêtements de l'autre, finissaient les phrases de l'autre. Ils avaient les même goûts pour tout, et beaucoup les confondaient l'un avec l'autre. Personne ne pouvait s'attendre à ce qu'ils se séparent ; l'un sans l'autre était tout simplement inimaginable, tout comme le ying ne peut s'envisager sans le yang.

Ni Ethan ni moi savons pourquoi Maxime lui a tourné le dos : à l'époque, Ethan n'était pas encore harcelé. Il était plutôt populaire, même. Lui et Gabriel allait au foot ensemble, et il s'entendait assez bien avec tout le monde pour être invité aux fêtes d'anniversaires des plus populaires - marque de prestige, dans la hiérarchie cruelle du collège. Mais quand Maxime s'est débarrassé de lui, sans "raison apparente" - je suis convaincu qu'il en a une - la vie d'Ethan est devenu un enfer. Ceux qu'il considérait comme des amis ont changé de visage du jour au lendemain, personne ne voulait lui dire pourquoi, et tous se sont mis à le taper, toujours assez fort pour que ça fasse mal, mais jamais assez pour que les adultes suspectent qu'il y ait harcèlement (c'est ça qui me convainc qu'ils savaient tous très bien ce qu'ils faisaient ; s'ils sont assez malins pour le cacher, c'est qu'ils savent que c'est mal). Les mots, d'abord plaisantins, sont devenus lourds et de plus en plus insultants. A la fin, Ethan Girard ne pouvait plus traverser la cour du collège sans qu'on lui jette des détritus à la figure. Quand nous avions décidé de former une alliance, entre deux exclus, nous ne nous séparions pas, et passions la moindre minute ensemble, sans parfois dire un seul mot. Nous mangions ensemble, nous révisions ensemble à l'abri dans la bibliothèque, nous nous asseyions sur le même banc. La seule présence d'un allié qui comprenait ce que nous vivions à nos côtés parvenait à nous réconforter. Finalement, ces anciens amis avaient trouvés d'autres cibles - qui réagissaient, elles, et ne se laissaient pas faire - ils avaient donc arrêtés, plus ou moins, de s'en prendre à nous. Mais nous savons, lui comme moi, que si je n'avais pas été là, les choses auraient été plus loin pour lui, et se seraient terminées tragiquement.

Cruelle annéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant