Chapitre 26

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Honeymaren

J'avais vu Elsa entrer dans cette tente. Je ne savais pas ce que Silja lui voulait. Je regardais la scène depuis la minuscule fenêtre de la cabane dans laquelle je vivais dorénavant avec mon frère jumeau. J'étais seule ce matin-là. Seule à façonner quelques sculptures en bois, comme d'habitude depuis le début du printemps. C'était le nouveau travail que l'on m'avait attribué : sculptrice sur bois. Je passais donc mes journées à polir, tailler, construire, démolir... On faisait souvent appel à moi pour édifier de nouvelles petites cabanes de bois qui remplaçaient petit à petit les tentes, jugées trop précaires pour résister aux saisons froides comme nous avions pu le constater quelques mois auparavant.

Alors que je m'activais sur une bûche à laquelle je souhaitais donner la forme d'un petit ours afin de l'offrir à un des enfants du village, mes pensées divaguèrent. Je raclais le bois à l'aide d'un couteau quand soudain la lame dérapa, s'enfonçant dans la chair de mon doigt. Je retins un cri de douleur. Une goutte de sang perla sur le haut de ma première phalange et dégoulina le long de ma main. Je mis alors mon pouce sanguinolent dans ma bouche, espérant ainsi atténuer ma souffrance. Jamais je ne m'étais blessée bêtement de la sorte. La vue d'Elsa m'avait plus perturbée que je ne le pensais. Grimaçant de douleur, je regardai ma peau vivement entaillée. Je me tournai alors vers la fenêtre et la vis. Elle était si belle. Ses longs cheveux blond platine tombaient en cascade dans son dos. La robe qu'elle portait mettait en valeur chaque parcelle de son corps. Je me surpris à regarder la poitrine de la jeune femme. Je rougis, ne comprenant pas ce qu'il m'arrivait. Depuis qu'Elsa était apparue dans la forêt enchantée, je ne pouvais m'empêcher de la regarder, émerveillée. J'étais moi aussi tombée sous son charme, comme tous les autres Northuldra. Au début, il m'avait semblé éprouver simplement une grande admiration pour elle. Son caractère et son physique si atypiques, si uniques, m'avaient terriblement intriguée. Puis, les mois passant, j'avais compris qu'il s'agissait d'autre chose de bien plus fort. Quelque chose qui me comprimait l'estomac à chaque fois que l'ancienne reine s'adressait à moi. Quelque chose qui m'interdisait de me regarder dans un miroir sans être soudainement envahie par un sentiment de honte. Je n'avais jamais ressenti une chose pareille, même si je m'étais longtemps forcée en vain à éprouver ce sentiment lorsque j'étais avec Erik. Je ne pouvais cependant l'avouer à personne cette fois-ci. Pas même à moi.

Jamais je n'avais ressenti de telles choses en la présence d'une femme. C'était si... étrange ! J'avais toujours eu des compagnons masculins depuis mon adolescence et en avais été satisfaite. Jusqu'à aujourd'hui. Mais je l'ignorais encore. Ou du moins, je voulais l'ignorer. Je me devais de refouler ces sensations étranges en la présence d'Elsa et réprimer mes pensées la concernant. Tout avait changé en moi et avait bousculé cet équilibre que je tentais de retrouver tant bien que mal dans ma vie depuis des années. J'avais toujours dû prendre sur moi et je devais le faire une nouvelle fois, bien que je ne comprenne pas tout à fait ce qu'il m'arrivait.

Je baissais la tête. Une larme coula sur ma joue. Je l'essuyai d'un geste rageur. Je ne pouvais pas pleurer. Je n'avais pas le droit, pas après tout ce que j'avais dû endurer. Le souvenir de mes parents me revint brusquement en mémoire. Je revis alors les flammes autour de moi, s'approchant dangereusement, prêtes à lécher ma peau d'enfant.

***

La fumée et les cendres m'étouffaient. J'étais prise d'une violente quinte de toux incontrôlable. Mes poumons brûlaient. L'air me manquait de plus en plus. Je n'arrivais plus à respirer. Une poutre du plafond s'effondra juste devant moi dans un bruit fracassant. J'entendis alors Ryder hurler, à quelques mètres de moi :

« Honeymaren, baisse-toi, vite ! »

Je sentais l'angoisse dans sa voix. Je fis ce qu'il me dictait de faire, paniquée. Je me retrouvai alors allongée à plat ventre contre le sol de terre brûlant. Je vis enfin mon frère apparaître à travers un épais nuage de fumée noire, rampant dans ma direction. Il était recouvert de suie noire collant à sa peau recouverte de sueur. La chaleur était de plus en plus insupportable et m'étouffait. Arrivé à ma hauteur, Ryder saisit ma main et tenta de me tirer vers une issue. Manquant d'oxygène, mon corps ne répondait plus à mes envies de sortir de ce brasier. Je me sentais complètement vide, comme si toutes mes forces m'avaient subitement abandonnée. Tout semblait tournoyer autour de moi. La vision de mon jumeau était de plus en plus floue. Je n'arrivais plus à distinguer nettement son visage tordu par la douleur et la peur. Ses lèvres bougeaient. Il cria quelque chose que je ne compris pas. Un bruit sourd et puissant résonna non loin de nous. J'eus tout juste le temps d'apercevoir un homme robuste, dont le visage couvert de cendres m'était familier, avant de perdre partiellement connaissance. Je sentis qu'on me soulevait.

Sentant enfin l'air extérieur sur ma peau quelques secondes plus tard, je frissonnai. Mes doigts frôlèrent l'herbe sèche : on me déposait au sol, enfin en sécurité. J'hoquetai, ne parvenant pas à retrouver mon souffle. J'ouvris à grand peine mes yeux et vis avec horreur l'homme se rediriger en courant vers la maisonnette en flammes. Plusieurs personnes, que je n'avais pas remarquées jusqu'ici, tentèrent de l'arrêter, en vain. Désespéré, il hurlait, à s'en déchirer les cordes vocales, un mot, un prénom. Nora. Il repoussa violemment ceux qui le retenaient et pénétra de nouveau dans l'incendie. Un terrible bruit retentit alors. Une explosion. Sa puissance fut telle qu'elle projeta au sol les quelques personnes qui se tenaient près de la cabane enflammée. Tout ce qu'il restait de la petite maison s'effondra alors dans un craquement assourdissant. Je me redressai tant bien que mal, réalisant enfin ce qu'il se passait. La douleur de ce moment me déchira de l'intérieur.

« PAPA ! », hurlâmes mon frère et moi au même instant.

***

Nous perdîmes les deux êtres les plus chers à nos yeux d'enfants cette nuit-là. Nous avions huit ans.

Cette pensée me fit frissonner. Je ne m'étais jamais remise de ce drame, même quinze ans après. Je m'étais juré de ne plus jamais tenter d'allumer une bougie par moi-même.

Je relevai la tête, regardant de nouveau par la fenêtre. Elsa avait disparu. Je fus terriblement déçue de ne plus pouvoir l'observer discrètement. J'entendis soudain la porte d'entrée s'ouvrir et claquer violemment contre le mur. Je levai les yeux au ciel, sachant pertinemment qui venait d'entrer dans un tel vacarme. La tête de Ryder apparut dans l'embrasure de l'entrée du salon dans lequel je me trouvais. Il me souriait bêtement. Il s'avança et s'assit sur une chaise en face de moi. Il retira ses bottes usées et les jeta sans ménagement à travers la pièce. Je lui lançai un regard noir.

« Quoi ? » me dit-il en prenant un air innocent.

Je soupirai.

« Décidément même à vingt-trois ans tu te comportes comme un enfant. Je dois faire toute ton éducation, lui reprochai-je.

— Hé ! Je te rappelle que je suis plus vieux que toi ! Tu me dois le respect !

— Pardon ?! Nous sommes jumeaux !

— Peut-être mais JE suis né neuf minutes avant toi », ricana-t-il, fier de lui.

Parfois, je me demandais comment j'avais fait pour supporter mon frère depuis notre naissance. Il était insupportable et avait un comportement puéril. Mais je me rappelai subitement que n'ayant plus eu de parents très tôt, il avait été confronté tout comme moi au monde adulte de façon prématurée. Je devinai alors que cette immaturité était pour lui un moyen de retrouver l'enfance qu'il n'avait pas eue.

Il se releva et me donna un petit coup de coude dans les côtes pour me taquiner.

« Bon alors qu'est-ce que tu as ? me demanda-t-il, voyant apparemment mon désarroi.

— Je ne sais pas, mentis-je.

— Moi je sais. Ça commence par El, ça finit par sa ».

Je le regardai, bouche-bée. Comment pouvait-il savoir ? Je ne lui avais pourtant jamais rien confié à ce sujet. Il rit en voyant ma tête, ce qui me déstabilisa davantage.

« Tu te décides enfin à me le dire ou bien tu comptes rester silencieuse ? » reprit-il, sérieusement cette fois-ci.

Je ne comprenais pas. Il voulait que je lui dise quelque chose que je n'avais jamais pu m'avouer à moi-même encore. J'ouvris la bouche mais aucun son n'en sortit. Ryder haussa les épaules, comprenant qu'il n'obtiendrait pas d'information supplémentaire. Son visage s'assombrit soudainement.

« Tu devrais penser à autre chose et tu le sais, rajouta-t-il en me regardant durement. C'est une femme. »

Il baissa les yeux et vit à mes pieds la bûche que j'avais commencé à sculpter avant que je ne me blesse. Il se pencha et la ramassa pour voir le résultat de mon travail.

« Tu as toujours l'intention de l'offrir à un enfant du village ou bien tu préfères la garder pour toi ? » me demanda-t-il sèchement en me montrant le morceau de bois.

Je levai timidement la tête. Sans m'en rendre compte, je n'avais pas sculpté un ours. Loin de là. Pendant que j'avais été perdue dans mes pensées, la bûche avait pris la forme du corps d'une jeune femme...

La Reine des Neiges 3Où les histoires vivent. Découvrez maintenant