2. La taverne de Ward

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À la taverne, Ward avait les yeux sur mon butin et soupira comme à son habitude. Il fallait qu'il diminue la dette que je lui devais, et lâcher son argent, ça, il n'aimait pas. C'était un des rares survivants de la première guerre civile à avoir réussi dans le commerce de la capitale souterraine. Ce que je rapportai de mes rapines à la surface, il l'écoulait sans problème, en négociant avisé. Il ne parlait jamais de sa vie d'avant la guerre. Je restais persuadé qu'il faisait partie de ces notables bien en vue de la surface, avant de perdre une jambe dans les émeutes.

Je l'imaginais facilement dans une de ces demeurent sublimes que je « visitais» lors de mes nuits de sortie. Elles n'étaient à présent occupées que par des Full. Quant aux blessés, aux pauvres et à nous, les mi-humains, ceux dont une partie de leur corps étaient un tant soit peu mécanisée, nous étions bannies de la surface, qui devaient rester « pure ».

Ward leva les yeux vers moi. Il avait fini son estimation et je savais qu'il me devait un montant important pour mon petit trésor. Ça devait lui faire mal rien que d'y penser... Il fronça les sourcils.

« On peut s'arranger, dis-je. Tu sais ce que je veux... »

Il acquiesça et me fit signe d'aller m'installer au comptoir. L'argent, je m'en moquais. Ce que je voulais, c'était l'oiseau qu'il conservait ici. Le rossignol blessé que j'avais ramené dans sa taverne. Il la soignait pour moi. Je ne voulais qu'elle, son sourire. Bientôt, elle serait complètement libre. Mais je devais encore attendre un peu. Le serveur posa une pinte sur le zinc, il connaissait mes habitudes et ici personne ne contrôlait l'âge des clients.

Soudain une voix très jeune résonna dans le brouhaha ambiant du début de soirée. Une casquette délavée dépasse à peine du comptoir : « Monsieur ! M'sieur ! », dit la petite tête en sautillant pour qu'on le remarque.

« Salut ! », insista le petit bonhomme. Treize ans à tout casser, la main gauche remplacée par une poire de cuire, reliée à un daguerréotype d'avant-guerre. L'appareillage photographique à soufflet me sembla étrangement dénoter dans la pénombre de la taverne.

« On m'a dit de prendre des photos de Cristal, mais je ne sais pas qui c'est. »

Nous le dardions d'un oeil féroce. Il était trop jeune pour boire, et trop souriant pour finir dans ce bouge. Devant nos mines circonspectes, il précisa :

« C'est pour un reportage ! Un bon, je veux dire ! Pour les Ecrous de l'Indépendance. »

Le nom du journal calma nos craintes. Personne n'ignorait que les plumes de cette feuille libre étaient incroyablement pro-sous-faciens. Il ne devait pas s'agir d'une enquête de mœurs pour la milice du dessus. 

« T'es qui gamin, t'es nouveau à la rédac des Ecrous ? l'interrogea le tenancier.

- Oui monsieur, on m'a posé l'appareil ce matin ! Une merveille, pas vrai ? annonça-t-il fier comme un jeune paon, bombant son torse pour faire ressortir ostensiblement le cadre à soufflet qui s'y enfonçait. Elle était la marque sans conteste de son appartenance au journal. - Je suis le nouveau photographe !

- Te réjouis pas trop, petit ! Le dernier dans ton genre, on ne l'a pas revu depuis longtemps.

- Oui, monsieur, dit-il en riant, mais il m'a laissé la place ! Que la Lumière le bénisse ! Le malheur des uns... comme on dit! »

Le gamin n'avait pas froid aux yeux. Ses épaules étaient encore faites de chair, je le sentais d'ici, le nez dans mon verre.

« Cristal va chanter, gamin, alors on s'assoit en silence jusqu'à la fin de la prestation. Ici, la musique c'est sacré !

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