4. Le secret

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Je volais la nuit et apprivoisais ma belle en journée. Quand je la regardais, je la surprenais à fixer au loin un point imaginaire. Il lui arrivait de trembler un peu quand je m'approchais. Si elle était anxieuse, je ne pouvais pas le lui reprocher.

Le huitième jour de blocus, Ward s'en mettait toujours plein les poches, et je réclamai une avance sur mon dû : une journée avec ma belle. Il grogna, mais me l'accorda.

Dans les rues grouillantes d'ouvriers au travail, nous marchions en silence tous les deux. A force d'errer sans but, nous arrivâmes devant l'opéra. Triste souvenir pour elle. Elle le regardait, fixant le toit. Son index se tendit vers le ciel.

« J'aimais être là, dit-elle. Sous les toits du dernier étage, c'était ma chambre. A gauche, l'aile des danseuses et à droite celle, plus petite, des cantatrices. J'aimais mon chez moi. Car pendant le jour, c'est de ma fenêtre que la couleur qui tombe du ciel était la plus belle. Pas besoin de gagner beaucoup, juste de quoi vivre et contempler la couleur. Moi aussi, j'espérais pouvoir aller là-haut ! J'avais même séduit le gouverneur ! (Elle se mit à rire tristement) Mais on m'a tout pris ».

Son monologue s'arrêta brusquement. Elle se revoyait dans la cour de l'opéra, à l'arrière de la porte des artistes, face à son agresseur monstrueux. Sa voix mécanique s'étrangla de rage et de peur.

« Il m'a tout enlevé, elle touchait sa gorge. Tout ! Et pourtant, je ne me souviens pas de son visage, ni de son odeur ! Rien... Comme si l'horreur de l'évènement avait bloqué ma mémoire.»

Elle me regardait, mais ses yeux ne me voyaient pas. J'y lisais de la haine, une haine si pure sur le visage de mon oiseau de bonheur.

« Cristal, dis-je, je vous offrirai la surface, nous irons contempler le soleil et ses dégradés magnifiques, dans le ciel du dessus. »

Mais elle ne m'écoutait déjà plus. Son esprit doucement sombrait dans la mélancolie. Elle était rentrée en elle. Sa poitrine se soulevait dans son corset noir. Son esprit ne savait déjà plus que j'étais là. Pourtant, j'étais bien présent, toujours près d'elle. Même cette nuit où elle est presque morte sous les mains du dépeceur. J'étais là. J'étais toujours présent. Je pensais toujours à elle, contrairement à ce gouverneur qui n'aimait d'elle que sa peau humaine. Mais pour qu'elle comprenne la pureté de mon amour, il fallait que je le lui prouve. Qu'elle voit que dans sa misère la plus profonde, je n'aimerais qu'elle et pour toujours.

Je devais lui montrer, que je ne lui ferai aucun mal. Cette nuit cruelle, elle n'est pas morte. Je lui ai sauvé la vie. Malgré le désir qui me rendait fou. Elle est la seule des victimes du dépeceur qui vit encore. Je pensais qu'elle comprendrait à quel point il a fallu qu'il l'aime, pour reprendre ses esprits. Pour que JE reprenne mes esprits.

Je la désirais tellement. Il m'a fallu des mois pour savoir comment m'y prendre pour tout lui prendre sans qu'elle n'en meure. Il m'a fallu des dizaines d'essais. Des dizaines de victimes des quartiers pauvres. Jusqu'où pouvais-je aller en retirant la langue, les lèvres, les yeux... sans que la victime n'en meure ? Jusqu'où Jérasel pouvait-il réparer un corps sans en faire un automate complet ?

Des femmes, j'en ai tuées, dépecées et recomposées tellement, pour savoir comment m'y prendre avec mon bel oiseau. Je ne voulais pas qu'elle souffre, je ne souhaitais pas qu'elle meure. Simplement qu'elle reste à moi, qu'elle ne chante que pour moi. Qu'elle sache que je l'aimerais toujours, sans aucun intérêt, ni pour sa peau, ni pour sa voix humaines, juste pour elle.

Elle ne devait sa vie et sa survie qu'à moi.

Mais l'odeur du sang, le regard terrorisé des femmes à l'agonie, j'ai aimé ça. Tellement qu'à chaque nuit, chaque nouveau «projet» me faisait sentir plus humain. J'avais l'impression folle de redevenir celui que j'étais avant. Un « full human » aux mains tremblantes, au souffle chaud et court. L'excitation de mes sens, de mon cœur qui s'emballait. Ce fût comme la plus délicieuse des drogues. Il me fallait toujours plus de cous à étrangler, de chairs chaudes et tremblantes. Même à la surface, j'y pensais sans cesse. Les victimes des bas-fonds ne me suffisaient plus. L'adrénaline de tuer en risquant gros, face aux milices rouges, à la loi royale, me remplissait d'une joie incontrôlable.

J'avais commencé à tuer pour Cristal dans les profondeurs de la Cité sous-terraine. Une fois mon projet achevé, une fois Cristal toute à moi, je n'avais pas pu m'arrêter. J'avais continué à la surface pour moi, pour me sentir vivant. La vie avait de nouveau un sens.

Et maintenant, elle était enfin à moi ! Toute à moi !

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