Chapitre 6 : Un virage de trop

4 2 1
                                    

Je n'arrive pas à manger, c'est infernal. Je me lève pour commencer à débarrasser, mais me fais interrompre par David qui me questionne. « Tu n'as pas faim ? Ce n'est pas bon ? » Si, c'est bon. Mais non, je n'ai pas faim. Voilà ce que j'aurai aimé répondre, mais devant Oliver, il m'est presque impossible de dévoiler la moindre anxiété. Alors je réponds plutôt : « Je fais une pause, j'ai trop mangé. C'était délicieux ! » Faux. Mon assiette n'a quasiment pas bougé, je passe pour une menteuse et j'ai horreur de ça. Mais c'est vrai que c'est très bon. Je n'ai juste pas goût à une quelconque nourriture. Mon ventre se tord et ma voix se noue à chaque instant. Vous savez, comme une nausée permanente et une envie de « rien ». Bon, maintenant que j'ai été prise en flagrant délit, je me dirige vers la cuisine pour ramener le dessert et, ainsi, satisfaire les papilles des petits et des grands. David me dit à voix haute : « C'est dans le frigo normalement ! »
Je regarde pour voir si les desserts s'y trouvent, mais je ne les vois pas. Mince. Deuxième tentative, les placards. Non plus. Congèle ? Toujours pas. « David, je ne trouve pas les desserts », dis-je depuis la cuisine. « Bah, ce n'est pas normal, ils devraient s'y trouver, regarde bien ».
Je fais tout pour ne pas bouillir et je prends sur moi, comme d'habitude. Les desserts ne sont pas là. Ou plus là. En tout cas, ils ne sont pas devant mes yeux.

**

David se lève brusquement et se dirige vers moi, pour me demander si j'ai bien regardé là où il fallait. Je reconnais ce regard, on dirait des billes injectées de noire, on ne voit plus l'iris... C'est souvent lorsqu'il est stressé, énervé ou alcoolisé. Oliver se lève à son tour, et nous crions en même temps, David et moi-même : « NON ». Silence. Puis j'amorce sur « Ne t'en fait pas, on s'en occupe, Oliver, tu es trop aimable ». Il se rassoit, l'air gêné, et lance un regard surpris à Noah. « T'inquiètes, ça arrive souvent ces derniers temps, mes parents ne s'entendent plus très bien », dit Noah à voix basse. Oui, à voix basse, sauf que j'ai tout entendu et maintenant, je sais que mes problèmes personnels ne le sont plus. On ne peut pas lui en vouloir à 18 ans de tout raconter à ses supers copains. Et puis, j'ignore pourquoi je n'ai pas envie de faire mauvaise impression à Oliver. Ce garçon m'intrigue sans doute, ou bien me rappelle-t-il mon mari lorsqu'il était plus jeune. Cette tension ne me plaît pas et me lèse dans mon fort intérieur. Cette interminable sournoiserie aux allures de dîner de famille n'est autre qu'un coup monté de David et je découvrirai bientôt pourquoi. J'espère que vous avez une idée de ce qu'il se passe, parce qu'en ce qui me concerne, je reste persuadée qu'il me trompe avec une greluche.
Cette histoire d'homme ne tient pas debout.

**

« C'est pas possible... C'est pas possible... Comment ai-je pu oublier la bûche glacée. » PARDON ? David ?! Non, mais je rêve. Si ça, c'est pas du copié collé, je ne sais plus ce que c'est ! Manquer tant d'originalité... Pourquoi ? Pourquoi reproduire ce schéma qui de toute évidence n'a pas fonctionné entre nous ? Et pourquoi aujourd'hui ? « Je fais des cafés / chocolats chauds gourmands, ce sera toujours ça » dis-je dépitée. Et un chocolat chaud pour Oliver, un. Et un café court sans sucre pour David, un « Non, ce sera un chocolat chaud pour moi, s'il te plaît ». Pardon ? David prend un... Chocolat chaud ? « Depuis quand tu prends des chocolats chauds ? » dis-je d'un ton moqueur. « Depuis que j'en ai envie, et je ne vois pas pourquoi j'aurais à me justifier », me répond sèchement David. Je sens comme un immense fossé entre lui et moi, ça en donne le vertige. Être au bord d'un ravin de 6000 m d'altitude me donnerait la même sensation. J'irais bien voir un ORL pour des potentiels soucis d'oreilles internes, mais c'est bien lui qui me file le tournis. C'est très cocasse, je reconnais la soirée, mais pas mon mari. Il n'est plus lui-même depuis quelque temps, c'est pour ça que je le soupçonne d'avoir des vues ailleurs. Que dites-vous d'un homme qui agit de la sorte et vous annonce au milieu de tout ce grabuge qu'il aime les hommes ? Peut-être suis-je encore en état de choc ? Oh et puis, par pitié, épargnez-moi ces discours moralisateurs qui me diront de fuir pour mieux reconstruire.

**

Je m'approche de la table et m'apprête à déposer le plateau contenant les boissons chaudes, puis tout à coup, David tombe sur moi et les boissons se renversent sur la table. Personne ne comprend comment David a pu trébucher sur moi, au point de, je cite, « me pousser involontairement ». Je commence à en perdre la tête et à me poser un milliard de questions. A-t-il vraiment trébuché sur son soi-disant lacet, bien qu'il en soit terriblement navré ? Je redoute le moment où David arrêtera d'être mielleux. Si vous saviez comme il est lunatique et fantasque. Je n'ai pas peur de lui, rassurez-vous, mais voilà : j'émets des soupçons. Je sais que je suis de nature anxieuse et j'ai cette fâcheuse tendance de me poser trop de questions, mais avouez que son comportement est étrange ces derniers temps. D'abord, il ne trouve pas le dessert, puis il ruine celui que je prépare. Sans parler de ce repas totalement inspiré de celui qu'il avait préparé pour nous, quelques années auparavant. À m'entendre, j'ai l'impression d'être une vieille Pie aigrie... Mais merde, j'ai le droit à la vérité, moi aussi ! Vous savez combien d'hommes trompent leurs femmes aujourd'hui en France ? C'était une question rhétorique. Même si vous aviez un chiffre à me sortir, il serait forcément gonflé par je-ne-sais quel me(r)dia.
Bref, en tout cas, il y en a bien trop, c'est un fait.
Et aujourd'hui, j'en subis les conséquences. 

**

David part de table, j'observe ses mains tremblantes qu'il tente de dissimuler dans les poches de son vieux pantalon. Je peux savoir où il se dirige une fois à l'étage, grâce aux bruits du parquet flottant, qui craque sous ses pas. Tiens, il est dans la salle de bain... J'entends les canalisations, on dirait qu'il prend une douche. Ah, il s'agit peut-être bien du robinet, pour prendre ses médicaments. Il les prend habituellement à table, au moment du repas. Je nettoie et prépare à nouveau le plateau gourmand. David redescend et se rassoit. J'installe tout et tente d'attiédir les tensions, quant au même moment, j'observe une certaine connivence entre Noah et Oliver. Rose me réclame d'un regard expectatif des fruits secs en sachet, tandis qu'Ernest n'a plus faim. Il serait peut-être temps de faire contrôler son taux de sucre dans le sang à celui-là. Vous savez, le soucis de David, c'est qu'on ne sait jamais quand il passe du côté obscur de la force, même après un mariage et trois enfants. Les griefs que l'on s'envoie volontiers ne sont autres que le fruit d'une histoire absurde, celle de deux êtres incompris, qui s'incruste dans nos cœurs.
Ça fait mal. Cette douleur inextricable me broie, j'aurais vraiment voulu que les choses se déroulent autrement. Nous sommes les prisonniers d'un bonheur que nous avons tant désiré, tant convoité. Tu parles, le bonheur n'est réel que lorsqu'il est partagé.
J'espère toutefois que l'on aura vécu quelques rayons de soleil avant la pluie. 

ProjectionWhere stories live. Discover now