Éva et l'Alpha

Chapitre un

Étendue sur mon lit, des écouteurs vissés dans les oreilles, la musique m'emporte dans un autre monde. J'imagine combien, à la rentrée, les nouvelles terminales feront leur petit effet auprès des plus jeunes : une bande de loups-garous vigoureux accompagnés de notre futur dirigeant, le fils de l'Alpha Suprême... Autrement dit, l'élite.

Nous vivons sous leur gouvernance depuis des décennies. Une terre partagée entre les humains, comme ma famille et moi, et eux, les lycanthropes, sans qu'aucune distinction ne se fasse véritablement entre les deux peuples. Le mot d'ordre ? Équité. Chacun mérite sa place tel qu'il est selon Josh Starckley.

« Il paraît que son fils est un cœur à prendre... » m'avait confié Anita.

— Éva ? m'interpelle ma mère depuis le rez-de-chaussée.

Arrachée à mes pensées, je retiens un soupir et m'extirpe des draps chauds. C'est la douche froide. Je l'aperçois du haut de l'escalier. Je remarque ses pupilles injectées de sang, ce nez rouge signe d'une ivresse avancée et sa démarche déséquilibrée. Ses poings se desserrent, tout son corps se met à trembler. Une bouffée de chaleur m'envahit. Je crache son nom :

— Grégory...

— C'est ton père, Éva, fais un effort.

Je la dévisage sans ciller du regard. Nous savons toutes les deux que sa tentative d'apaiser les choses est bien vaine. Ma réaction la déstabilise quelques secondes, mais elle se ressaisit dans la foulée.

— Aide-moi à l'allonger sur le canapé.

Elle le soutient par les épaules. Il semble à deux doigts de s'écrouler. Je ne suis pas sûre qu'il soit conscient, qu'il nous entende. C'est sans doute pour cela que je trouve le courage de dire :

— Non, je ne le ferai pas. Je n'ai pas envie de l'aider. Qu'est-ce que tu crois ? C'est seulement parce qu'il n'a plus de forces qu'il ne lève pas la main sur toi.

Elle encaisse le coup, me supplie presque.

— Aide-moi, je t'en prie. Il a besoin de nous, tu sais qu'il ne va pas bien.

— Peut-être que tu acceptes cette situation, mais c'est loin d'être mon cas. C'est une brute. Merde maman, il faut qu'il se fasse soigner !

— Tu ne comprends pas ce qu'il traverse ces derniers temps...

— Ces derniers temps ? Bon sang, ça dure depuis des années !

Ses maigres bras relâchent le corps imposant de mon père sur le sofa. Avec toute la discrétion du monde, elle dépose une couverture sur ses épaules avant que ses beaux yeux n'arriment le parquet. Lui, a déjà sombré dans les bras de Morphée. Une pointe enserre mon cœur, ma poitrine s'enferme dans un étau. À cet instant, je porte une culpabilité qui ne m'appartient pas.

— Tu comprends, lui dis-je sur un ton plus doux en m'approchant, je ne veux pas... Je ne veux pas qu'il te fasse du mal. S'il se réveille...

On a beau essayer de se défendre, il aura toujours le dessus. Notre force n'égale pas la sienne. Et cela me tue. Ses accès de violence deviennent plus fréquents, j'ose à peine me demander quelle en sera l'issue.

— Je sais que tu espères que les choses changent, que tout redevienne comme avant... Mais tu ne vois pas qu'on a atteint un point de non-retour ? Qu'est-ce que tu attends, la gifle de trop ?

J'essaie de contenir mes larmes. Ces paroles me tranchent la gorge. Comment la faire réagir ? Pourquoi y croit-elle encore ? Pourquoi s'accroche-t-elle à ce semblant d'équilibre alors que notre foyer est brisé ? Nous pourrions faire front ensemble. Nous pourrions être sauvées. Un jour, l'une de nous paiera son malheur au prix de notre propre vie.