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Chapitre deux

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Je glisse ma tête dans l'embrasure de la fenêtre et évalue la hauteur qui me sépare du balcon de ma chambre. J'ouvre le tiroir avec fracas, arrache plusieurs serviettes de douche que je noue les unes aux autres. C'est un moyen peu assuré, mais cette fois j'échapperai à ses mains.

Je jette la corde par-dessus le rebord, puis m'y accroche de toutes mes forces une fois suspendue dans le vide. Je ferme les yeux, inspire un bon coup et me hisse lentement jusqu'au balcon.

J'atteins ma chambre non sans difficulté et me vêts d'un manteau. J'attrape mon téléphone, un chargeur, quelques économies, pas plus de deux ou trois affaires personnelles. Je mets le tout dans un sac à dos et enfile mes baskets à la hâte. Ensuite, je déroule la corde de fortune sur le gazon. Grégory ne s'aperçoit de rien, c'est un véritable soulagement.

J'atteins le grillage, l'enjambe et parviens de l'autre côté du jardin. Je cours à en perdre haleine, animée par la peur et l'adrénaline. Et s'il me retrouvait ? S'il y arrivait ?

Dans ma tête, tout se bouscule. Des millions de questions m'assaillent soudain.

Plus jeune, je n'osais pas m'interposer à ses décisions. Je ne le contredisais jamais. Pourtant, même si son emprise m'impacte considérablement, Grégory peine de plus en plus à contrôler mes faits et gestes depuis quelques années. J'ai pris conscience que cette situation n'est pas normale.

S'il savait à quel point je le déteste... Il aurait dû me donner l'affection et le respect qu'un père porte à son enfant. Entendre ma mère pleurer sur son sort dès qu'il dort, observer ces marques qu'il laisse sur elle... C'en est trop. Je suis incapable d'endurer davantage. Du haut de mes dix-huit ans, je vis déjà pire qu'un enfer. Est-ce l'avenir qui m'était destiné ?

Que pense ma mère ? Est-elle triste ? D'ailleurs, sait-elle même que j'ai pris la fuite ? Et si elle m'en voulait, si en l'abandonnant, je la trahissais ?

J'aurais préféré la situation inverse : si elle s'était échappée pour sauver sa peau, j'aurais par la suite sauvé la mienne. Je me serais débrouillée, j'en suis convaincue.

Rien ne se déroule comme je l'ai espéré. Je n'ai même pas eu le temps de lui dire au revoir. Il continuera à la maltraiter et je ne serai pas présente pour l'aider, le calmer et détendre l'atmosphère pesante qui règne habituellement dans cette maison.

Je m'immobilise. Je songe aux conséquences de mon acte, à la haine qu'elle essuiera par ma faute. Elle reste ma mère, celle qui m'a mise au monde. Je me dois d'être là pour elle. Dois-je faire machine arrière, renoncer à ma liberté ?

Tout à l'heure, je lui ai dit ces horreurs sur le coup de la colère. À présent, je regrette amèrement mes paroles. Elle s'entête toujours à me protéger ou à me défendre d'une manière ou d'une autre et je sais, au fond de moi, qu'elle le fera toujours.

Aujourd'hui, je prends mon destin en main. J'espère qu'elle le comprendra.

J'étouffe un sanglot et poursuis ma route.

*

Dans la lueur du bois, il fait nuit, froid. Les branches craquent sous mon passage. Les arbres se balancent au rythme des rafales et mon corps fatigué avance lourdement.

Les heures ont filé. Je dois être hors de danger. Une lueur d'espoir m'anime, mais je refuse de l'écouter, persuadée que cette situation n'aura pas servi d'électrochoc à Grégory.

Il m'adressait des paroles affectueuses, avant. Il me montrait qu'il m'aimait. Je n'ai plus droit à cette tendresse...

Il y a des pères qui donnent des surnoms mignons à leurs enfants et ceux-ci se plaignent encore d'être ridicule. Mais eux, touchent le bonheur du bout des doigts.

Ils n'ont pas un père qui les gifle le soir en rentrant de l'école. Pas un père qui se saoule et ne fait rien d'autre de ses journées. Un homme bienveillant qui protège sa famille, tient à son épouse. Qui pour rien au monde ne voudrait la blesser et lui donnerait tout, y compris sa vie s'il le fallait.

Je suis bouleversée. La peur me guide. Mon corps parle, s'éloigne un peu plus du domicile familial. Même si mon cœur en pense autrement, ma raison m'interdit de reculer. Je marche, assez pour qu'il ne me retrouve pas ou pour que je ne change d'avis une nouvelle fois.

— Tu vas y arriver, tu trouveras bien une solution, tenté-je de me rassurer.

Je dois rester calme et garder mon sang-froid face à l'appréhension d'un futur aussi proche qu'incertain. Ne pas baisser les bras, ne pas baisser les bras.

Tout à coup, une mauvaise racine me fait chuter sur le sol. Mon genou saigne. Je me sers de mon foulard pour panser la plaie qui, comme ses semblables, risque de s'infecter. Elle jaunit sous la terre et les brindilles éparpillées.

Je n'ai pas le luxe de souffler, de m'arrêter pour reprendre des forces. Impossible dans une situation pareille.

Au bout d'un moment, ma tête me tourne, bourdonne bruyamment. Mes membres se figent. Mes paupières se font de plus en plus lourdes. La fatigue me rattrape. Je m'écrase sur un tapis de mousse puis, sous la douleur, sombre dans les bras de Morphée.

*

Il se tient là, comme chaque fois que mes paupières se ferment. Il pointe un couteau dans ma direction, paraît confiant. L'alcool le rend fier, grandiloquent, prétendument invincible. Il n'y a pas de quoi l'être.

Ma survie repose entre ses mains. Il en a conscience, en joue sans la moindre once de compassion ou un tant soit peu d'humanité.

— On fait moins la maligne, hein?

Grégory ricane. J'ai envie de déformer son visage, d'arracher ses yeux de leurs orbites pour les jeter en pâture à des animaux sauvages.

— Je me répéterai pas, alors écoute-moi bien. Tu vas au magasin le plus proche, tu m'achètes deux packs et tu reviens illico presto. Pas de détours. Tu prends ta carte d'identité et ton fric. T'as quinze minutes... Pas de délai supplémentaire, compris?

Je déglutis. Mes iris dilatés font des va-et-vient entre l'arme blanche qu'il tient dans sa main et son sourire hypocrite. Tout en mâchouillant son chewing-gum, mon géniteur ajoute d'une voix mielleuse qui a le don de me faire frémir :

— Essaie pas de partir je ne sais où, encore moins de te rendre chez les flics. Si tu rentres avec ce que je t'ai demandé, tu pourras dîner dans le calme.

Il semble parfaitement conscient de son pouvoir. Le silence se fait rare à la maison. Ce ne sont que pleurs et hurlements, voilà pourquoi je m'isole dans mon refuge, une mélodie apaisante en fond sonore : afin d'échapper à ma réalité.

Je cède donc, honteuse.

— Qu'est-ce que je dois prendre, cette fois ?

— Whisky et Martini, répond-il avant de rappeler : tu perds du temps. Il te reste douze minutes maintenant.

Éva et l'AlphaWhere stories live. Discover now