Chapitre Premier

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Je me réveille, ce matin, plus courbaturé que la veille. Mon ventre grognant, je descends d'une branche de l'arbre dans lequel je me suis réfugié hier soir. Les chiens ont hurlé jusqu'à tard dans la nuit. Je pense que je n'ai jamais dû aussi mal dormir de ma vie. En plus de ça, le ventre vide, c'est toujours compliqué de se laisser happer. Si mes souvenirs sont exacts, mon dernier repas remonte à il y a plus d'une quinzaine d'heures. J'espère trouver quelque chose à me mettre sous la dent dans les heures à venir, sinon je risque de ne plus tenir bien longtemps.

Je marche doucement dans les rues de Paris jonchées de cadavres, de sang, de charognards plus repoussants les uns que les autres, à la recherche d'un quelconque magasin encore en état, qui n'ait pas déjà été visité. Le silence qui règne désormais sur Paris est mortel. Je n'entends que mes pas, sur le bitume, légers, les couinements sinistres des rats dans les canalisations, vous rappelant qu'ils occupent maintenant les sous-sols de la ville, le cris des corbeaux se battants pour la chair pourrissante de ces êtres encore humains il y a quelques semaines, qui se promenaient, allaient au travail, discutaient, rentraient chez eux, mais qui ne sont maintenant que des tas d'os, de muscles flasques, de bile et de sang, de bouillie infâme et innommable. Parfois, alors que je crois voir un corps bouger, se relever, et que je me l'imagine venant vers moi, tout sourire, reprenant peu à peu visage et corps humain, me dire que ce qui se trouve tout autour de moi n'est qu'un canular, qu'une blague de mauvais goût, et que rien de tout cela n'est vraiment arrivé, je vois un gros rongeur putride sortir de l'amas visqueux, couvert de la tête aux pattes de traînées sanguinolentes, tenant dans ses crocs un organe impossible à reconnaître, se précipiter vers la bouche d'égouts la plus proche, et y disparaître, pour y dévorer goulûment son butin.

Étrangement, voir tous ces corps ne me fait pas tant effet qu'on pourrait penser. Mon père travaillait à la morgue de son vivant, et j'étais fasciné par son métier étant petit. Je le suppliais souvent de l'accompagner. J'ai appris l'anatomie humaine via des cadavres jusqu'à ce que je commence le collège, il y a maintenant quatre ans. Quatre ans déjà... Rien que d'y penser je me rends compte que je n'ai pas vu le temps passer. Je me souviens toujours de moi, cinq ans, courant dans le jardin, l'herbe verte fraîchement coupée embaumant l'air, vers mon père, ma mère allongée dans sa chaise longue bleue et blanche, un grand verre de jus de fruits à la main, les lunettes de soleil sur le front, et on riait tous. On riait. En y pensant, je me souviens aussi de ce jour, quand je suis rentré du lycée et que je l'ai vue, gisant dans le canapé, se vidant de son sang sur le parquet, la tête penchée, la bouche entr'ouverte, le regard vitreux. J'ai aperçu dans sa main son téléphone, toujours allumé, baignant dans l'hémoglobine. Je me souviens m'être approché, l'avoir récupéré et regardé. Elle était morte, essayant de m'envoyer un message, pour me dire de ne pas rentrer, qu'elle avait été contaminée. Elle était morte avant d'avoir pu me prévenir. Elle était morte. Plus jamais je ne pourrais la voir sourire, me prendre dans ses bras, me caresser la tête, m'appeler « son cœur » comme elle le faisait encore pour m'énerver. Ma mère était morte. Je suis parti de chez moi en courant. Je suis allé immédiatement à la morgue, courant, pleurant, hurlant sans m'arrêter, voir mon père. Je suis entré en frappant la porte, et je suis rentré dans la salle d'autopsie, alors même que mon père était en pleine opération. En me voyant, il s'est retourné, et il a vu. Il a vu mes yeux pleins de désespoir, mes mains pleines de sang, le téléphone encore dans ma main. Et il a compris. Ses yeux se sont emplis de perles salées, ses mains ont tremblés, ses genoux l'ont lâchés. Il est tombé, hurlant avec moi notre douleur. 


Pendant quelques jours, nous avons habité dans l'enceinte même de la morgue, de peur d'être contaminés en revenant à la maison. Ma mère avait été une des premières victimes du virus. La vie poursuivait difficilement son cours, et personne n'était sorti du bâtiment depuis mon arrivée. Toute activité avait cessé, et les adultes autour de moi maigrissaient au fur et à mesure que les provisions s'amenuisaient. Alors le premier mourant est venu à notre porte. Il nous a supplié de le laisser rentrer, et est finalement tombé devant le perron. Un des collègues de mon père est sorti, pour écarter le cadavre encore frais, et a rapporté le virus a l'intérieur. Mon père est alors parti, avec ses confrères. Je me suis enfui. Et j'ai couru, couru, encore, sans m'arrêter. Ma maison était dans la banlieue parisienne, a une vingtaine de minutes de La Défense. Je m'y suis dirigé instinctivement, et je ne me suis pas arrêté. Depuis ce jour, je n'ai aperçu qu'un groupe de jeunes au loin, et des infectés venant s'écraser sur le trottoir pour finir leurs vies, ruisselants de sang. Il y a deux semaines que j'erre sans but dans Paris et ses alentours, trouvant de la nourriture quand je le peux, parfois même périmée.


U4 - MartyrWhere stories live. Discover now