Lettre du 21 janvier 1937

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21 janvier 1937

My love,

L'hiver s'est abattu sur Paris en une seule nuit. Comme un ennemi silencieux et fourbe, il avait d'abord fait tourbillonner quelques flocons que j'ai regardés danser dans la pâle lumière des réverbères en rentrant de l'université, puis avait profité de l'obscurité pour tout recouvrir d'un épais manteau blanc. Ce matin, en me rendant au travail, j'ai observé à travers la buée que je crachais les voitures, les bancs, les boîtes aux lettres. Ils semblaient tous sortis d'un livre pour enfants, entre monstres fantasmagoriques et créatures oniriques.

La Seine a entièrement gelé, plus une seule péniche ne peut circuler même si j'ai entendu dire que la ville allait engager des personnes pour briser la glace. Je me serais bien porté volontaire, mais manier une masse sans doute plus lourde que moi dans le froid, non merci. Au moins, au marché, je suis au chaud.

Je suppose que cela doit être la même chose chez toi — chez nous. C'est étrange mais j'ai remarqué que j'avais de plus en plus de mal à appeler cette ferme où j'ai pourtant grandi « chez moi». Maintenant, je la vois comme la demeure de mes parents et de mes frères et sœurs, celle qui m'accueillera à chacun de mes retours, mais c'est chez eux désormais, et non plus chez moi.

J'ai réalisé cela il y a un jour ou deux lorsqu'un soir, en rentrant d'un cours particulièrement ennuyeux et après un long trajet dans le froid, j'ai murmuré quatre petits mots, une évidence, en me débarrassant de mon manteau et de mes chaussures : « Je suis chez moi. » Cela m'a d'autant plus frappé que, après une longue contemplation de la pièce dans laquelle je vis, j'ai réalisé qu'elle me ressemblait bien plus que la chambre que j'avais occupée durant des années à la ferme.

Des livres empilés dans chaque endroit disponible, des notes de cours en pagaille sur le bureau, des poèmes inachevés, griffonnés sur des feuilles volantes éparpillées un peu partout, un tapis épais et coloré récupéré pour trois fois rien couvrant le parquet en chêne, et le fauteuil en cuir, tellement mou et usé qu'il nous avale presque lorsqu'on s'assoit dessus, sur lequel étaient posées mes affaires de dessin.

Je ne t'ai pas parlé du fauteuil, j'ai sans doute dû oublier ou alors j'ai trouvé que cela n'avait pas une grande importance. Enfin bref, en me promenant dans la ville durant l'automne, je suis passé devant une maison en plein déménagement. Les habitants avaient laissé sur le trottoir quelques meubles qu'ils n'emmenaient pas, dont le fauteuil que je me suis donc approprié. Je l'ai un peu regretté par la suite car j'ai dû le traîner pendant presque une demi-heure jusqu'à l'immeuble puis le monter seul. Et puis il dévore une bonne partie de la place encore inoccupée de mon chez-moi. Mais je l'aime beaucoup. Si on plisse les yeux, il ressemble un peu à un crapaud.

Mais je m'égare comme cela m'arrive souvent. Un de mes professeurs m'a d'ailleurs fait la réflexion qu'en corrigeant un de mes devoirs il avait eu l'impression que je m'étais perdu dans mon explication. Mais je digresse. Encore. En réalité je viens de me rendre compte que je me suis bien éloigné du sujet dont je voulais te parler car, en supposant qu'il faisait aussi froid chez toi — tu vois, je n'y arrive vraiment plus ! — qu'ici, je voulais surtout te demander quelque chose. Mais il semblerait que je me sois perdu en chemin.

Je disais donc que le temps devait être semblable dans nos deux pays. Et si c'est bien le cas, voudrais-tu bien emmener mes sœurs patiner sur le lac ? Il y a quelques années je leur avais promis de les y emmener chaque hiver car ma mère ne veut pas qu'elles y aillent seules. Aujourd'hui, je ne peux plus tenir cette promesse et je sais que ni mon père ni mes frères ne viendront avec elles. Alors est-ce que toi, tu voudrais bien ? Tu n'auras qu'à dire à ma mère que c'est une demande de ma part ; elle t'aime bien, te connaît et te fait confiance, cela devrait suffire.

Hymne à nos masquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant