Lettre du 30 mars 1937

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30 mars 1937,

My love,

En lisant ta lettre, je n'ai pu retenir un soupir de soulagement en voyant que ta jalousie vis-à-vis de Louise s'est transformée en une curiosité qui égale désormais la mienne et je suis heureux de voir que tu approuves son hypothétique emménagement chez moi. Heureux, car il n'est plus une possibilité mais bien une réalité, Louise vivant chez moi depuis plus d'une quinzaine de jours maintenant. Elle ne m'a jamais donné de réponse, se contentant de hausser les épaules et de marmonner un « je vais y réfléchir » mais elle n'est finalement jamais partie. Je crois qu'accepter clairement ma proposition était un peu trop blessant pour son amour-propre, après tout elle se débrouille seule depuis longtemps.

Mais ce n'est pas tant sa présence qui me rend heureux mais toutes les petites choses qu'une vie à deux nous apprend sur une personne. Je ne te parle pas des informations importantes, celles qu'on livre dès les premières minutes d'une conversation avec un étranger, le nom, le prénom, le métier et l'âge, autant de choses qui finalement ne veulent rien dire et ne définissent pas qui on est vraiment. Non, je te parle de la foultitude de petits actes et rituels que nous accomplissons dans l'intimité du foyer et qui ne sont accessibles qu'aux personnes le partageant avec nous.

Les yeux pétillant d'énergie de Louise le matin au réveil, ses gestes vifs s'opposant à mon corps qui fonctionne au ralenti et à ma bouche qui ne dédaigne esquisser un sourire qu'après avoir avalé un petit-déjeuner. Mon bazar si soigneusement organisé, mes livres et mes recueils de poèmes, en pile certes, mais en pile classée, se heurtant avec violence au capharnaüm sans nom qu'elle sème derrière elle, des pinceaux sur la gazinière, des chemises et des maillots de corps égrenés un peu partout, ses chaussures dans son hamac.

Car, oui, elle s'est bricolé un hamac, un simple morceau de tissu qu'elle a fixé comme elle a pu aux poutres du plafond et qui, si tu veux mon avis, finira par l'envoyer par terre en pleine nuit. Mais comme elle a clamé durant toute la soirée ayant suivi son installation qu'elle avait l'impression d'être un marin explorateur de continents inconnuss je lui fiche la paix. Elle a l'air d'être si heureuse.

Où en étais-je ? Ah, oui, les petits riens. Sa manie de fouiller partout et qui me force à cacher notre correspondance de peur qu'elle ne la trouve. Son air un peu perdu lorsqu'elle cherche à compléter les mots croisés dans le journal au petit-déjeuner et celui buté de quand elle ne veut pas me demander de l'aide. Et tant d'autres choses, si nombreuses que je pourrais t'écrire une lettre entière sans en avoir fait le tour.

Mais cela t'ennuierait sans doute alors je vais en venir au point le plus important : Louise te ressemble. Voilà ce que j'ai tiré de ce demi-mois passé ensemble et cela me fait rire de penser que deux personnes, physiquement si différentes, puissent être si semblables par ailleurs.

Elle comme toi n'êtes pas têtus, non, vous êtes plus butés qu'un troupeau d'ânes. J'ai quelques fois eu le malheur de ne pas être du même avis qu'elle ou toi et dans les deux cas, même solution : fuir la tête baissée après d'âpres et vaines négociations pour faire entendre mon point de vue.

Elle comme toi aimez des choses en contradiction avec le masque que vous adressez au monde. Elle les tâches ménagères, elle a d'ailleurs tendance à briquer chaque centimètre carré de notre petit une-pièce, ce qui contraste rudement avec son image de femme intelligente se travestissant en homme pour éviter le mariage et, aussi, avec le bazar qu'elle sème un peu partout. Toi les romans et les arts en général que tu dis apprécier sans comprendre et qui jurent avec l'allure du fermier lourdaud que tu te donnes.

Elle comme toi préférez le langage du corps à celui des mots. Inutile de redevenir jaloux car par cela j'entends des étreintes et des baisers très proches de ceux dont m'ont gratifiés mes sœurs ainsi que des mains posées sur mes épaules ou ébouriffant mes cheveux, je ne sais d'ailleurs pas ce qu'elle a avec ce geste.

Hymne à nos masquesWhere stories live. Discover now