Chapitre 16

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Nous étions au mois de juillet et, depuis des semaines, il n'avait pas plu dans le village. Pour cette année encore, on commençait à parler de disette car il ne restait plus grand-chose dans les greniers.
  Ce matin pourtant, le temps avait subitement changé et tous les signes annonciateurs de pluies étaient réunis. D'énormes nuages gris avaient viré au noir. Une odeur de boue flottait dans l'air, les poules cherchaient à garder sous leurs ailes protectrices les poussins étourdis, et des colonies de mouettes perturbées rejoignaient leurs nids à la hâte. Les femmes arrachaient des fils tendus entre les arbres le linge qu'elles y avaient mis à sécher. Ceux dont les toits de chaume de leurs cases n'étaient plus étanches se pressaient de les recouvrir d'immenses bâches bleues qui donnaient l'impression qu'un pan de ciel était tombé dessus.
Et au moment où tout fut prêt pour  accueillir un orage salvateur, le vent se leva. Un violent ouragan qui emporta les bâches bleues et les espoirs. Il chassait rageusement les nuages vers l'Orient comme s'il leur en voulait de s'être attardés au-dessus de nous. Le soleil, caché jusque-là, ressortit triomphalement. Et très vite il devint ardent, calcinant ainsi nos prévisions.
La déception fut tellement grande, l'impression d'être frappé par une calamité tellement forte que les autorités du bourg prirent la parole. Le marabout proclama que si l'hivernage tardait à nous libérer de notre crainte d'une sécheresse, c'était parce que Dieu était fâché contre nous. Et selon lui, pour que le Créateur nous pardonne nos péchés, il fallait respecter les cinq prières et éviter la fornication. Quant aux femmes, elles ne devaient pas sortir sans leur foulard sur la tête parce que leur chevelure éloigne les anges qui distribuent les bienfaits dans ce monde.
Ensuite, ce fut au tour du devin qui y alla de son explication; il affirmait, lui, que les ancêtres nous réclamaient des sacrifices parce qu'on les avait délaissés. Et qu'ils nous accorderaient un hivernage pluvieux si l'on égorgeait sur l'autel des mânes dix antilopes Kooba.
Espèce devenue rarissime à cause du braconnage, et qui coûte plus cher qu'un mouton et même qu'une vache. Pour en acquérir un tel nombre, il faudrait cotiser et donner l'argent au devin, mais personne ne se dépêchait de sortir la somme nécessaire, ce qui rendait cet homme furieux. Il prétendait être le seul intermédiaire entre nous les vivants et nos ancêtres morts depuis des centaines d'années, et si l'on ne s'exécutait pas vite,menaçait-il, les anciens nous enverraient bientôt une épidémie de méningite ou de choléra qui tuerait la plupart d'entre nous.
  A l'école pourtant notre professeur de géologie nous avait expliqué que si la sécheresse menace le Sénégal c'est à cause de tous ces arbres coupés pour faire du charbon de bois sans qu'on reboise jamais nos forêts.
  Moi, je crois ce que dit le marabout, même si je ne suis pas toutes ses recommandations. Et je me méfies aussi des paroles du devin parce que, parfois il y a des coïncidences troublantes entre ses prédictions et la réalité. Une année, il nous avait dit qu'un petit djinn ( esprit du mal) s'était égaré et que sa mère le recherchait. Afin qu'elle ne le confonde pas avec un garçon du village, il fallait raser tous les gamins et leur confectionner des colliers en fibres de frangipanier, un arbre dont l'odeur éloigne les djinns* d'après le devin. Or, une maman négligente avait laissé son gamin de trois ans sans protection et l'enfant avait disparu. On raconta qu'il avait été emporté dans le monde de ces créatures invisibles. Au bout de trois jours, des femmes qui puisaient de l'eau avaient remarqué dans leurs bassines des choses étonnantes, semblables à des morceaux de peau. L'enfant jusque-là disparu était en train de se décomposer au fond du puits.
Comme c'était l'unique puits et que tous les sourciers de la contrée affirment qu'il est impossible d'en avoir un autre dans le village, il fut assaini plus ou moins efficacement par des fonctionnaires de Service d'hygiène nationale venus de Dakar. Ils commencèrent par sortir le corps de l'enfant qui put ainsi avoir une tombe, mais on continue de dire que son âme est au pays des djinns.
  Dior Touré pense, elle, que c'est le devin qui a précipité le jeune garçon dans le puits afin de rendre crédibles ses prédictions à la con. Mais moi, je ne crois pas que ce vieillard de quatre-vingt ans avec une barbe toute blanche puisse être aussi sadique.
  Toujours est-il qu'en ce qui concerne la sécheresse, je préfère me dire que c'est à cause du courroux de Dieu, de la frustration des ancêtres et de l'inconscience des bûcherons.
  Et pour ne pas devoir réfléchir plus longtemps à toutes ces questions qui me prennent la tête, j'avais décidé d'aller voir Dior et de parler avec elle, de mode, de cuisine et de tout ce qui rend la vie un peu moins triste.
  Je l'avais trouvée assise à l'ombre de son arbre préféré , un flamboyant dans sa première saison de floraison qui exhibe de somptueux pétales écarlates. Couleur extravagante dans ce paysage dominé par des baobabs, ses fromagers et des kaïlcédrats; rien que des mastodontes tristes aux troncs gris.
Dior ne supporte pas de rester dans leur concession où tout le monde lui fait la gueule parce qu'elle affiche une attirance pour le mode de vie des toubabs que sa famille réprouve. Elle passe donc ses journées toute seule sous l'arbre devant la maison à lire ou à rêver.
  Les pans de son pagne ramenés à l'intérieur des cuisses, le menton entre ses genoux, ma copine était occupée à appliquer consciencieusement du vernis rose sur ses orteils. Un vernis commandé à Paul Grenelle qui s'était décarcassé pour trouver la bonne couler fuchsia à la mode cet été. Pendant ce temps-là, moi, je lisais  le numéro de "Marie-Claire" qu'elle avait abandonné sur la natte, mais très vite des sons de tama ont fusé, troublant notre quiétude.
Dior, narquoise, a levé la tête :
_ Tiens, voilà Djimbory qui arrive, ça va faire un peu d'animation dans ce bled, même si ce n'est pas sans danger.
  Comprenant à quoi elle faisait allusion, je me mis à rire, tandis que ma copine se concentrait sur ses orteils.
  Le passage de Djimbory est en effet un petit événement dans le village. Ce monsieur d'une soixantaine d'années est un ancien trabadour reconverti dans la pharmacie. Pendant longtemps, il a fait partie d'une troupe d'acrobates, de chanteurs, de charmeurs de serpents et de cracheurs de feu. Ils  sillonnaient les villages et l'on rivalisait de générosité envers ces artistes qui réussissaient à rendre la vie un peu moins monotone. Mais après la dévaluation du franc CFA, les comportements ont changé : les gens appréciaient toujours leurs numéros, mais à l'heure des quêtes, personne ne donnait plus un seul centime. Et ces artistes ont fini par comprendre qu'ils devaient désormais trouver autre chose pour vivre. On ne sait par quel miraculeux concours de circonstances, Djimbory spécialiste du "tama", un tam-tam miniature qu'on cale sous l'aisselle, s'est alors retrouvé pharmacien ambulant.
  Il sillonne les mêmes villages qu'avant, mais cette fois avec son vieux sac rafistolé de partout et ses médicaments. Quand il arrive sur la grande place du bourg,il déballe sa marchandise, sort son "tama" et quelques notes suffisent pour informer les habitant qu'il est là. Malgré son âge, Djimbory est resté vigoureux, seul son ventre a atteint des proportions phénoménales.
  Il pousse le burlesque jusqu'à se dévêtir et ne garde que son débardeur et son "thiaya", sorte de sarouel bouffant qui offre plus de liberté de mouvement que le pantalon. Celui de Djimbory, cependant, le même depuis des années, dispose de plus de fronces qu'il n'en faut, donnant l'impression qu'il est en jupe plissée. Bon commerçant, il attire les clients avec des chants salaces accompagnés de battements de "tama" bien rythmés.
  Comme il est analphabète et ne sait pas lire le nom des médicaments, il les a rebaptisés selon son imagination et sans sa langue, le wolof. Ainsi, Djimbory propose entre autres, du "keuteur keuth", une onomatopée pour désigner ce qui est dur, du "gnokette", qui veut dire littéralement " aussitôt debout ", et du " chinois boy vert bi " parce que les écritures sur cette boîtes sont en chinois et de couleur verte.
  Mais le plus étonnant avec Djimbory  c'est que ses médicaments, il est le seul à en disposer, on ne les trouve nulle part. Les vrais pharmaciens diplômés de l'université ignorent même leur existence. Sa stratégie des petits prix et de la vente au détail des comprimés explique en partie pourquoi il fait de si bonnes affaires, surtout avec son "keuteur keuth".
  Pour ce qui est de ce liquide jaunâtre d'aspect rébarbatif, seul le dessin grossier d'une bite en érection sur la boîte permet de deviner l'effet que peut avoir ce médicament. Car il est impossible pour quelqu'un du bourg de lire la notice du " keuteur keuth" puisqu'elle est rédigée en russe. Ce sont les femmes qui l'achètent par cuillerées de soupe et le gardent dans les fioles pour ensuite le mélanger avec le dîner à servir au mari afin que ce dernier soit plus performant au lit. D'après Djimbory, le "keuteur keuth" garantie une érection durable . Et histoire de vanter les mérites de sa marchandise, il fait semblant de détacher les cordons qui tiennent son "thiaya" pour montrer son sexe aux femmes. Celles-ci, faussement offusquées, le somment de ne pas le faire alors qu'elles meurent d'envie de contempler la merveille.  
   Surtout qu'il y a une rumeur qui dit que le pharmacien ambulant, si à l'aise lorsqu'il s'agit de parler de baise, n'a pas de vie sexuelle car il est atteint d'une anomalie. Il paraît qu'il a ses testicules pareils à des fruits de rônier. Et comme une fruit de rônier peut peser jusqu'à huit cents grammes, on devine aisément le poids de ses bourses. Inutile de dire qu'aucune fille n'accepterai une telle bizarrerie.
  Pour ce qui est du "gnokette", ce sont des comprimés qui ressemblent à de la Nivaquine sans en avoir le goût. Et cest censé soigner tous les maux. D'après Djimbory, même avec 40 degrés de fièvre, il suffit de 3 "gnokettes" pour être aussitôt debout .  
  Ça a l'air de marcher puisque personne n'est mort de ces comprimés et on se sent même un peu dopé après trois "gnokette". Seulement, lorsqu'on sait que Djimbory ne connaît ni les dosages ni les effets secondaires et se permet d'établir des posologies, il est normal de s'inquiéter. Surtout, il n'a cure des dates de péremption puisqu'il les ignore. Et tant qu'un cachet reste blanc, il n'est pas avarié d'après ce pharmacien particulier. Quant à la petite boîte appelée " chinois ou vert bi " , c'est comme du baume du tigre mentholé et on s'en sert pour soigner tout ce qui est rhume, toux sèche ou grasse, écoulement nasal et, curieusement, il est également efficace pour les problèmes de peau, l'urticaire, la gale et même la vaginite. 
     Les petites sœurs de Dior Touré, heureuses de pouvoir se détendre avec le troubadour devenu pharmacien , sortent en gloussant de le maison et se dirigent vers la grande place du bourg d'où fusent les notes de "tama".
__ Viens, on va fumer une cigarette dans la chambre puisque ces menteuses sont parties, décida enfin ma copine.
     Ça y est ça recommence..., me suis-je dit, peu emballée par cette idée parce que pour fumer, il fait se cacher des autres habitants de la concession, ce qui n'est pas aisé. Et cest toujours Dior Touré qui m'entraîne dans cette galère. Durant ses rendez-vous avec Paul Grenelle, au pied de la dune , elle allume une cigarette pour montrer à son mec qu'elle est une femme libérée - car dans sa tête, avec tous les préjugés qu'il y a autour de ça, fait être une fille émancipée pour oser tenir une cigarette.
   Afin d'éloigner le soupçon, nous avons laissé entrouverte la porte de la case que Dior et ses sœurs occupent. Et ma copine a sorti un paquet de Gauloises blondes et un briquet du fin fond d'un sac contenant ses culottes.
  Nous sommes restées debout au milieu de la chambre et, tout excitée, Dior a allumée sa clope. Moi, j'ai en main le déodorant qu'elle m'a refilées pendant qu'elle joue à sortie la fumée par les narines comme elle l'a vu faire à Paul Grenelles, je désodorise l'air à grand coup de pompe.
__frouuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuur...   frouuuuuuur... frouuur
   Le bruit émis par le spay m'a certainement empêchée d'entendre les pas du vieux. Et derrière un écran de fumée qui sent très fort le musc, le père de ma copine est soudain apparu devant nous.
   J'ai laissé tomber le spray et Dior a elle aussi lâché sa cigarette, mais c'était trop tard. Son père lui a envoyé deux baffes monumentales.
Dior Touré, quelle classe!  Pas un cri ni même un grognement. Paf-paf ! comme ça d'un seul coup et elle a encaissé sans même ciller.
  La haine est si grande entre le père et la fille qu'ils n'ont pas besoin de mots pour l'exorciser... ça pue soudain le meurtre.
  Et le père d'envoyer encore une autre taloche à Dior qui cette fois-ci l'évite et mieux encore attrape sa main au vol.
S'ensuit un bras de fer de quelques minutes où la dignité du vieux est mise à rude épreuve...
je tremble devant cette scène, persuadée que je vais d'une minute à l'autre assister au meurtre le plus abject de notre village. Dire que je vais comparaître au tribunal comme témoin et tout cela pour une banale histoire de Gauloises blondes...
  Dior Touré redouble d'efforts et cherche non seulement à neutraliser son père mais à lui faire mal. Elle y arrive et lui arrache un cri tandis qu'il finit par s'écrouler. Lâchant enfin son bras, elle se rue
dehors. Elle a vu juste parce que moi qui traînais par là, j'ai failli y passer.
  Habité soudain d'un vigueur nouvelle, le vieux s'est relevé pour se ruer vers moi avec des hurlements de dément.
  Vite, je pique à mon tour un sprint afin d'échapper à la fureur de ce boucher prêt à nous trucider. Essoufflé, il ne s'arrête devant la porte de la concession que pour maudire sa fille :
__ je ne te laisserai jamais devenir une dévergondée qui fume des cigarettes dans cette maison. Je te foutrai dehors...
  Les mains sur les hanches, le buste en avant, Dior Touré hurle elle aussi :
__ je préfère la rue à cette concession où il n'y a que des crétins. Vous allez tous crever dans la misère; vous êtes tous des attardés mentaux...
__ je suis persuadée que ta mère m'a trompé. Je ne peux pas être le père d'une garce comme toi. Je le savais , tu n'es pas ma fille...
__ Moi non plus, je ne peux pas avoir pour père un con comme toi  !
__  Toi, tu es une garce et ta mère est une garce et la mère de ta mère est une garce et toute cette alignée de femmes dont tu descends ne compte que des garces. Vous êtes des garces, de sales garces, et je m'en veux d'avoir épousé ta mère qui est une garce et qui n'a mis au monde que des garces.
  Déjà m, j'espère voisins accourent pour voir ce qui se passe et même ceux qui étaient en train de suivre le show de Djimbory l'abandonnent avec des " keuteur keuth" pour assister au spectacle.
Et tante Dieynaba, la mère de Dior Touré, empêtrée dans les guenilles vert fluo, jaillit de sa chambre pour y aller elle aussi de sa partition, comme s'il n'y avait pas déjà assez de cacophonie.
__ Ça fait des années que je suis clouée au lit et chaque nuit mon mari essaie de me sucer le sang. Je me suis mariée avec un cannibale et non avec un simple boucher. Il transforme ses victimes en vaches et les dévore. Un jour, il nous mangera tous, mes enfants et moi.
  Durant tout le temps que la mère pique sa crise, Dior Touré pleure. Et ce n'est pas du cinéma. Elle est réellement en larmes. Elle est tellement malheureuse qu'elle se laisse aller, la pauvre. Ce qui ne lui arrive presque jamais.
  Je ne sais pas quoi faire pour la consoler. Le père qui était rentré de la maison pendant que la maman beuglait est revenue avec les affaires de Dior Touré dans les bras.  Il a en main les robes, les chaussures et les magasines féminins à sa fille. Il fait de tout ça un tas avant de retourner dans la concession. Je prends le risque de m'approcher du t'as pour récupérer quelques affaires, mais avant que j'ai pu sauver quoi que ce soit, le payer est revenu et il a décidé de jouer au pyromane. Il retrousse eatwnsiblement les manches de son caftan et prend une posture théâtrale. Après quelques secondes de suspens, il fait craquer une allumette et la jette sur le tas. Très vite, une flamme jaune auréolée d'une fumée noire jaillit. En voyant ça, jai pensé que Dior allait mourir ... Sous le choc, elle n'arrivait même plus à respirer et c'est entre des hoquets d'indignation qu'elle a crié :
__ Plus jamais de ta vie tu ne me reverras !
   Elle a posé sa main sur sa bouche pour étouffer un hurlement et s'est mise à courir vers la sortie du village, tandis que je la suivais. Dior ne s'est immobilisé que près de la dune. Cette dune témoin de tous ses rendez-vous avec Paul Grenelle a certainement des vertus miraculeuses. Une fois assise à cet endroit, elle a retrouvé son calme.
__ Je vais aller à Dakar chez Paul Grenelle, m'annonce t-elle.
__ Comment vas-tu faire?
__ En auto-stop, c'est facile, je prends une charrette jusqu'à Ndiar  et là j'essaierai de monter dans un des camions qui transportent le phosphate vers Dakar.
  Sur ce , elle a passé ses mains dans ses cheveux pour arranger un peu sa coiffure. Elle m'a regardé longuement comme si elle réfléchissait :
__ Tu peux venir avec moi si tu veux, a-t-elle proposé .
__ Pas maintenant .
__ D'accord , a t-elle dit avant de se lever pour partir.

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⏰ Last updated: Jan 04, 2017 ⏰

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LA NUIT  EST TOMBÉE SUR DAKARWhere stories live. Discover now