Prologue

2.6K 333 159
                                    


Quatre cents ans plus tôt, 1645

-Allons, allons, Viktor. Ce n'est qu'une balade au clair de lune, que craignez-vous? Que je me brise? Lui demanda alors la jeune-fille avec un regard malicieux, et le jeune-homme abandonna la partie.
-Ce n'est pas sûr de rester dehors à cette heure, ma Dame. Le bruit court qu'une étrange bête sévit sur les pauvres gens qui rêvassent dans les rues.

Il reçut un éclat de rire pour seule réponse avant qu'Annabelle ne l'entraîne par la main. Il eut un léger sourire en la voyant retenir sa robe du bout des doigts alors que ses talons martelaient les pavés à un rythme régulier.

-Dieu que ce corset me serre, cher ami, marmonna-t-elle au détour d'une rue.
-Vous vous faites outrage ma dame, que faites-vous des mœurs réservées de notre époque? Se moqua doucement son ami.

Annabelle -il avait eu le temps de le remarquer- était une jeune-femme pétillante de vie, qui invitait aux pêchés les plus sombres et aux révoltes les plus sanglantes. Il avait vu des hommes se battre jusqu'à la mort pour obtenir les faveurs de cette beauté enchanteresse. Lui-même se sentait envouté lorsqu'elle plongeait ses yeux d'une bordeaux sombre dans les siens. Il se sentait happé tout entier par ce regard particulier, prêt à se damner tout entier, à tuer quiconque qui tenterait de l'enlever à lui. 

Annabelle était avant tout une femme libre, qui avait refusé tout les maris que sa famille avait pu lui proposer. Il l'avait vu se battre encore et encore pour son indépendance. Elle semblait sortir d'autres temps, d'autres mondes. Elle était diablement elle, et était parvenue à s'appartenir corps et âme dans un monde où la liberté était si rare.

Et il voulait tellement, tellement l'enchaîner à lui.

Comme si elle pouvait lire dans ses pensées, elle se pencha vers lui, et Viktor sentit son souffle se couper.

-Ma dame...
-Allons, Viktor. Nous nous voyons depuis si longtemps, manquerez-vous encore l'audace de me voler un baiser? Murmura-t-elle doucement alors que sa main allait effleurer l'une des longues boucles de sa perruque.
-Ce n'est pas digne d'un gentil homme, fit-il prudemment remarquer alors que son regard se posait sur les lèvres d'un rouge pur.
-Allez-vous toujours vous souciez ainsi de ce que les règles nous prédisent? Lui murmura-t-elle alors et Viktor sentit ses dernières volontés s'envoler.

Il se pencha et effleura d'un geste maladroit le bout de ces lèvres interdites. Il avait l'impression d'avoir volé un trésor trop précieux pour un seul homme.

-Dites, cher ami, ne voudriez-vous pas marcher encore un peu à mes côtés?
-Autant que vous le voudriez, ma Dame, répondit-il en lui tendant galamment le bras.

Et alors, Viktor autorisa à s'oublier quelques instants. Il se laissa emporté par l'image de cette jeune demoiselle qui semblait sortir tout droit des rêves les plus infâmes. Ainsi, il aurait pu lui écrire des dizaines de poèmes et ne s'arrêter que parce que sa main serait meurtrie. Il aurait pu remplir des carnets entiers ne serait-ce que pour évoquer à quel point ses lèvres étaient douces, ses doigts fins, sa peau d'un blanc parfait.

-Ah, que la lune est jolie. C'est pourquoi je préfère me balader la nuit, avoua-t-elle alors, le regard rivé sur l'astre.
-Ce n'est pas prudent par les temps qui court, lui répondit le jeune noble, soucieux de son amie.
-Avez-vous déjà brisé les règles, cher Viktor?
-Ne vous ai-je pas embrassé? Rétorqua-t-il avec un peu plus d'audace, et cela la fit rire.

Elle planta à nouveau ses yeux dans les siens, et Annabelle fut éblouie par l'humanité du garçon. Il était si jeune, si soucieux de plaire. Il s'imaginait devenir un noble puissant et prendre soin de son domaine. Peut-être même pensait-il partir à la découverte comme ce cher Colomb. Il était si beau, si charmant. Il se souciait d'elle comme personne ne l'avait plus fait depuis longtemps.

Il lui faisait ressentir des choses qu'elle n'avait plus éprouvé depuis bien plus de temps encore.

-Nous sommes tellement bien, ici. Que feriez-vous si vous pouviez rester ainsi, pour l'éternité? Demanda-t-elle alors, essayant de chasser l'étrange sentiment qui lui serrait la poitrine bien plus encore que son corsage.

-Le monde est éphémère. Rien n'est fait pour durer jusqu'à observer d'autre siècles, ma Dame. La solitude et l'ennuie seraient trop pesants, lui répondit-il alors posément, et il ne fit pas attention aux doigts fins qui se resserrait sur son bras.

Il avait cruellement raison, elle le savait. Rien n'aurait dû jamais vivre le temps d'une centaine vies. C'était une damnation qu'on camouflait sous l'aspect du plus beau des dons. Elle le savait mieux que quiconque.

Mais Viktor était beau, drôle et généreux. Il pouvait se montrer légèrement arrogant et sarcastique, aussi, mais elle ne parvenait même pas à voir cela comme de véritables défauts.

Et, même si c'était diablement égoïste, Annabelle réalisa qu'un être si parfait ne pouvait se limiter à vivre une poignée de secondes sur cette terre qu'on découvrait à peine.

Non, Viktor devait rester une éternité.

-Me suivrez-vous jusqu'au bout du monde, Viktor?
-Les femmes portent malheurs sur les ponts des caravelles, chère amie, mais je vous suivrais peu importe où vous voyagez, répondit-il avec un léger sourire en la voyant s'arrêter face à lui.
-Renonceriez-vous à votre invitation à la Cour pour moi, Viktor?

Le garçon frémit en entendant le ton voluptueux de la jeune-femme. La Cour du roi était le rêve de tous les nobles, là où se jouait tous les enjeux. La Cour, c'était la promesse d'une carrière, d'amis avantageux, d'alliances juteuses.

-Qui souhaite vouloir être la marionnette du roi, ma Dame?
-Préféreriez-vous être ma marionnette à moi? Susurra-t-elle d'une voix de velour qui empêcha le jeune-homme de comprendre que cela sonnait faux.

Il baissa les yeux pour planter son regard dans celui de la jeune-femme, mais un frisson parcourut son échine en remarquant le sourire carnassier de sa compagnie. C'est alors qu'il remarqua les yeux bordeaux luire d'un rouge plus vif alors qu'elle saisissait sa nuque. Et y planter ses crocs.

Un cri d'horreur mourut dans sa gorge alors qu'il sentait un filet de sang s'échapper de ses veines et glisser le long de son cou. Et la dernière chose dont le garçon put se rappeler avant de mourir, c'est qu'elle le lécha.

Entre nos crocsWhere stories live. Discover now