Chapitre 1

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Deux cents plus tard, 1845

Viktor marchait dans la rue d'un pas lourd, un sourire carnassier aux lèvres. Il continua de suivre le jeune couple quelques instants encore, se demandant s'il parviendrait à les faire quitter les chemins sûrs. Son sourire s'agrandit lorsque les amoureux en question s'éloigna dans un parc.

Il se rappela pendant une brève seconde une autre balade, avec un autre couple. Il se rappelait avoir fait partie de ces gens insouciants qui pensaient que le mal n'existait pas réellement pour les bonnes personnes. Lui aussi avait été ce fils de nobles aux territoires immenses et noms respectés. Lui aussi avait cru que seul le coeur dictait la conduite et les sentiments. Il s'était trompé.

Il s'avança un peu plus à découvert et, à une vitesse fulgurante, trancha le cou de la demoiselle. Le cri qu'elle poussa mourut dans sa gorge alors qu'il collait ses lèvres contre la plaie et avalait le précieux liquide rouge qui y coulait. Il pouvait voir l'homme se débattre quelques instants avec sa morale. Probablement voulait-il s'enfuir, probablement n'osait-il pas partir et laisser la mourante à son triste sort.

Lorsque Viktor sentit le pouls de la femme s'affaiblir jusqu'à n'être plus qu'une faible pulsation, il la laissa retomber sur le sol pavé sans aucune attention. Son ami se précipita alors sur elle, l'assaillant de mots qui ne la sauveraient certainement pas. Seul les actes comptaient.

-Soigne-la et elle vivra, lâcha-t-il d'une voix rauque avant de se fondre à nouveau dans la nuit.

Il ne comprenait pas pourquoi il ne parvenait jamais totalement à s'abreuver de ses victimes. Il ne comprenait pas pourquoi il se répugnait chaque fois que leurs corps se faisaient plus las sous sa poigne.

Portant une main contre sa gorge, il fut heureux de sentir la brûlure horrible de la soif s'apaisait pendant une poignée de secondes. Il respira plus fort durant quelques instants, rien que pour sentir à nouveau cet oxygène qui lui était si précieux envahir ses poumons.

Demain, sa gorge serait probablement à nouveau sèche, et il devrait changer de villes s'il ne voulait pas être découvert. Il eut un rire faux en se demandant où il irait, quel endroit il pourrait découvrir. Il pouvait désormais parcourir la terre entière et il n'en avait plus rien à faire.

Ce qui lui avait paru si passionnant une poignée de décennies plus tôt lui semblait maintenant d'un ennuie absolu. Il ne rêvait plus de mener fièrement la plus belle des caravelles jusqu'à la terre nouvelle. Ces bateaux paraissaient de vraies bicoques à côtés des nouveaux modèles du siècle. Il n'envisageait même plus d'aller pavaner dans son immense domaine, ou d'avoir des héritiers. Tout cela semblait dépassé pour les gens de ce siècle. On parlait économie, patron et ouvrier. On parlait de la misère des rues et des grèves rudes pour les pères de familles.

Et lui? Lui venait d'un monde où les usines n'existaient pas.

Cette diablesse aux yeux si envoûtants lui avait dérobé ce qu'il avait de plus cher. Elle avait gelé son passé, son présent et le futur qu'il n'aurait jamais. Elle lui avait enlevé le goût de vivre, celui d'avoir des rêves.

Il était un cadavre qui vit, une bête maudite qui abhorrait le soleil et le monde. 

Il se demandait ce qu'il avait fait pour mériter cela. Était-ce à cause du baiser? Était-ce sa punition pour ce délicieux pécher? Devait-il le payer aussi cher?

Entre nos crocsWhere stories live. Discover now