Chapitre 7

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KEITH

Mon appareil photo entre les doigts, je m'occupais en capturant, au travers de mon objectif, les nuances orangées du crépuscule.

Mon portable s'était éteint par manque de batterie et j'ignorais où je me trouvais mais je m'y sentais bien. Loin des bagarres et des tensions. Ce n'était pas une première ; j'étais habitué à ce mépris. Ma famille me voyait comme une erreur de la nature et, il n'y avait pas un jour sans que l'on ne me persécute depuis ma dernière année de lycée. Des coups et de la haine, encore et toujours mais aimer des hommes ne m'avait pas transformé en un être fragile pour autant, et ne le ferait jamais ; j'étais toujours prêt à répondre. Je n'avais d'aristocrate que mon nom, pour le reste, je me comportais comme n'importe quel adolescent de mon âge, parfois avec un peu plus de retenu que le reste mais grosso modo nous étions pareils.

En dehors de Chris. Chris n'était comme personne ; il était unique, singulier.

Il y avait derrière ses yeux gris quelque chose de dangereux que je ne parvenais pas à discerner clairement. On ne savait jamais quoi faire ou penser de lui, et surtout on ne savait jamais à quoi s'attendre. Sa seule présence était le frisson d'une vie, comme celui que l'on a en sautant du haut d'un immeuble, sans harnais, avec un unique matelas à l'atterrissage. Un sentiment grisant que les plus fous ressentaient en défiant la mort : de l'adrénaline. C'était addictif. C'était effrayant mais nous n'en avions jamais assez.

Sans que je ne m'en rende compte, Chris était devenu mon adrénaline. Ce petit frisson dont j'avais besoin dans cette vie trop réglée, carrée, sans impasse ou petite folie. Et il l'était sans doute pour bien d'autres personnes qui l'entouraient. Mais qu'étais-je pour lui ? Un petit coup cœur ? Une simple croix supplémentaire sur son tableau de chasse ou d'expériences à vivre avant la mort ?

Je ne demandais pas grand-chose, juste des réponses claires, quelques-unes, des aveux qui m'aideraient à définir ce que nous étions ; aujourd'hui, nous étions plus que des amis, moins que des amants, et pas tout à fait un flirt.

Nous n'étions que nous, Chris et Keith. Nous ne savions pas où nous allions mais nous avancions dans cette même direction, avec ses obstacles et ses embuches, sans nous préoccuper réellement de ce qu'il nous attendait à l'arrivée. Nous étions entre des déclarations d'amour cachés sous des fausses amitiés, avec des baisers et des caresses - des marques d'affection - à peine à l'abris des regards.

Ce n'était pas un problème d'acceptation de soi, ni de l'autre d'ailleurs, juste... Chris... et son incapacité à s'engager.

J'avais pourtant croisé quelques-unes de ses ex sur le pas de notre porte, mais en règle générale, il évitait les relations, et je ne semblais pas être une exception. Chris baisait. Chris appréciait tout juste. Mais Chris n'aimait pas, jamais.

Je fis défiler les clichés sur l'écran de mon appareil, et très vite les paysages furent remplacés par les des images plus ou moins volées de mon colocataire. Pendant qu'il peignait, les mains et le visage pleins de peinture. Concentré sur un de ses carnets de croquis. Endormi devant la télé. Derrière le bar, casserole à la main. Ou encore perdu dans ses pensées, fumant à la fenêtre du salon. Quelques fois il me regardait, souriant, agacé ou même impassible. Le reste du temps, je le soupçonnais de m'ignorer exprès. Il avait bien râlé les premières fois, avant de s'habituer à mon appareil braqué sur lui.

Je le trouvais déjà beau mais il ne me paraissait jamais plus captivant qu'à travers mon objectif.

Sans vraiment regarder ce que j'avais sous les yeux, je revoyais ses iris d'un gris métallique, comme la lame affûtée d'un sabre. Je pensais à ses cheveux châtain foncé bordés de reflets dorés, à l'encre qui recouvrait sa peau, à son corps fin et athlétique, élancé. Et à son insolence sans pareil. Celle qui ternissait mes habitudes bourgeoises, pour mon plus grand bonheur.

Chris était une force à lui seul, il était comme un ouragan qui passerait son chemin sans jamais se soucier de ce qu'il détruisait. Mais il savait aussi être plein d'humour, et de tendresse à sa manière. J'en oubliais très vite ses mauvais côtés ; il faisait également abstraction des miens - une entente qui nous convenait.

Je soupirai pour la énième fois de la soirée. Je préférais me perdre dans mes pensées fantasques que de me remémorer ce que j'avais vécu ces derniers jours, et que je devrais sans nul doute retrouver demain.

C'était éreintant. De toujours revendiquer ses droits, de se battre pour aimer. D'être pointé du doigt pour une chose tout à fait normale. Il m'arrivait parfois de me remettre en question. Peut-être avais-je tort après tout ? Mais j'avais beau eu me torturer l'esprit, je n'avais jamais trouvé ce qu'il pouvait y avoir de mal dans le fait d'aimer quelqu'un du même genre que soi. Ce n'était que des sentiments entre deux individus à part entière. Il n'y avait rien de fou, c'était banal - une romance comme n'importe quelle autre.

Un bambin pouvait le comprendre, pourquoi était-ce plus compliqué pour les adultes !

Aujourd'hui, je devais me farcir les génies du Moyen-Âge, mais aussi les petites jalouses à l'esprit étriqué qui, trop faibles pour oser lever la main sur moi, prenaient leur pied en relayant sur les réseaux mes "passages à tabac". Car j'avais beau me défendre, je n'étais pas un grand bagarreur de nature ; nombreuses étaient les fois où j'étais acculé, où je finissais roué de coups, couverts de blessures... où je passais la porte la tête baissée, mon regard fuyant celui de Chris, où parfois je n'osais à peine rentrer, comme ce soir. C'était idiot mais j'avais honte, je ne voulais pas qu'il me sache dans cet état - par fierté sans nul doute. J'avais ce sentiment stupide de devoir faire mes preuves, que ma sexualité était une faiblesse que je devais compenser autrement. Je savais que cette logique n'avait aucun sens, que je n'avais de compte à rendre à personne à ce sujet mais je continuais d'agir comme si c'était le cas. Les idées reçues et homophobes avaient eu raison de moi dans un sens ; j'avais beau avoir grandi, je restais un adolescent de 18 ans encore influençable, trop conscient du monde qui m'entourait.

Je n'étais pas prêt à rentrer et je ne savais comment y parvenir de toute manière. J'étais partagé entre l'idée de rester ici et l'infime espoir que Chris soit parti à ma recherche et me trouverait bientôt. Je ne voulais pas affronter ses regards inquisiteurs mais le soleil n'était bientôt plus visible et je commençais à avoir froid. Je rêvais de me blottir sous ma couette, dans mon lit ou sur le canapé, attendant patiemment le plat que Chris préparerait. J'en eus l'eau à la bouche rien qu'en y pensant mais j'eus beau regarder autour de moi, il n'y avait rien pour me rappeler l'appart - ma maison.

Je désespérais de trouver un moyen pour rentrer ce soir. Et compter sur Chris me paraissait trop naïf ; avec ses sautes d'humeur et son tempérament, il n'y avait rien de certain à ce qu'il me ramène. Et sans portable pour le joindre, la tâche me paraissait plus rude encore, impossible.

Je songeai un moment à faire du stop mais qui savait sur quel genre de tordu je pouvais tomber, et je n'étais plus en état de me défendre, pas ce soir. Alors je m'allongeai sur ce banc, je contemplai le ciel noir de la nuit tandis que le vent froid me mordait les joues ; j'attendais mon miracle.

Be Careful [Réécriture ET Correction]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant