III - Trois missives

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Nigel avait regardé le jeune... non, la jeune grau s'éloigner en bondissant vers les rues de Silberleut.

Il se sentait partagé entre une douce satisfaction d'avoir pu l'aider et la confusion de n'avoir su discerner son sexe. Rétrospectivement, il aurait dû être éclairé par la finesse de ses traits, ses mouvements gracieux et ses larges yeux d'ambre, mais il avait été trop occupé à dissimuler son inconfort sous une désinvolture forcée et des commentaires enjoués. Il ne reverrait sans doute jamais plus la jeune fille, mais sa dignité l'avait ému. Il savait qu'il était difficile, voire impossible de se tirer d'une condition de grau. Il espérait cependant que son offrande lui permettrait d'affronter plus sereinement le lendemain, pour un temps du moins.

Il prit une longue inspiration, se détacha du parapet et traversa la place, dérangeant quatre ou cinq turdes qui s'envolèrent sur son passage. L'un des gardes de faction, repérant son uniforme bleu, l'engagea du regard à approcher :

« Soyez le bienvenu, offiser. Avez-vous un acte officiel à nous présenter ?

— Bien sûr, corporal... »

Le jeune homme glissa la main dans la poche intérieure de sa veste ; il en tira une feuille de papier pliée en quatre, portant le tampon du commandement militaire de Grinwats, qu'il ouvrit obligeamment pour la sentinelle. Une lueur de réalisation joua dans les yeux pâles du garde, qui s'écarta aussitôt pour laisser le passage à Nigel :

« Soyez le bienvenu, cadet Deepriver. Le commander vous attend. Avez-vous besoin d'aide pour... »

Ses yeux se posèrent sur la gibecière qui pesait sur l'épaule du jeune Saxe.

« Non, Corporal, ça ira... Merci à vous. »

Montant les dernières marches, il pénétra dans la fraîche pénombre de la caserne. Seules deux étroites fenêtres laissaient filtrer un peu de lumière dans le hall ; sur les murs de pierre nue, des bouquets de lames et des écussons aux couleurs fanées recueillaient patiemment la poussière. Le dallage, où noir et blanc alternaient comme sur un gigantesque échiquier, avait été usé par le martèlement de milliers de bottes, des décennies durant.

Après avoir donné à ses yeux le temps de s'habituer à la semi-obscurité, il s'avança vers le fond de la salle, où quelques marches convexes menaient vers deux battants délicatement moulurés et rehaussés de dorures ternies.

Au moment de frapper, le jeune homme sentit l'hésitation ralentir son geste : il n'était pas spécialement intimidé – il avait arpenté durant son enfance d'autres institutions bien plus solennelles que cette caserne en terre erdane –, mais il savait que dès qu'il franchirait cette porte, il ne pourrait plus revenir en arrière. Il serait obligé d'accepter les changements irrémédiables qui avaient bouleversé sa vie en l'espace de quelques semaines. Il serra les dents, crispa le poing et asséna quelques coups nets sur le battant.

Il s'ouvrit aussitôt, laissant apparaître un lieutenant à peine plus âgé que lui qui le toisa avec le formalisme excessif des néophytes :

« Que désirez-vous ?

— Mon lieutenant... Cadet Nigel Deepriver. J'ai reçu pour instruction de me présenter au commander Jameson dès mon arrivée à Silberleut.

— Veuillez entrer. Je vais lui annoncer votre arrivée. »

Nigel pénétra dans une antichambre étriquée que quelques écussons frappés du lion saxe ne parvenaient guère à égayer. Il méprisa les trois fauteuils tendus de toile usée et attendit debout, son bagage posé à ses pieds, avec une patience mêlée de lassitude.

Les Trois Empires - I - L'Héritage de l'Exploreur [terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant