VI - La Rose des Vents

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Le vent s'était levé, perçant le Nebel, entraînant avec lui des bribes de brume qui se dissipaient avant d'atteindre la ville.

Framke frissonna légèrement ; elle resserra autour d'elle les pans de son manteau rapiécé et lança un regard interrogateur en direction de Fridrik, silencieux depuis une bonne vingtaine de minutes.

En attendant qu'il reprenne la parole, l'adolescente avait contemplé les coupoles, les toitures et les tours de Silberleut, dressées dans toute la gloire de leur décrépitude, et les minces passerelles qui s'élançaient tels des fils de la vierge entre les hautes structures ; ses yeux avaient volé vers le sommet de la Lanterne, dont les poutrelles enchevêtrées évoquaient une feuille décomposée, réduite à ses seules nervures. Baissant la tête, elle suivit le trajet d'une petite arane qui avait échappé au regard des fochebels et courait vers une fissure dans l'une des marches.

Silberleut était l'unique forêt qu'elle connaîtrait jamais, une forêt mourante figée dans un perpétuel automne revêtu de gris et de roux, de pierre salie et de métal rouillé. Les seuls endroits où subsistaient de rares forêts étaient les filders, où elles étaient exploitées pour le bois, mais personne n'allait les visiter pour le plaisir.

Fridrik avait vu des filders et d'innombrables ilandes, il avait traversé l'unnon les yeux ouverts, comme les fochebels. Le trouver échoué sur la terrasse de la Lanterne, les ailes coupées, n'en était que plus poignant. Doucement, presque timidement – le vieil homme qu'elle connaissait si bien était devenu comme un étranger –, elle posa la main sur son bras :

« Fridrik... demanda-t-elle d'une voix à peine plus haute qu'un souffle, pourquoi n'es-tu pas resté chez les pilotiers ? Tu étais sunder, après tout... »

Il continua de fixer l'horizon absent, murmurant :

« Oui... pourquoi ? C'est une bonne question... »

***

Les années s'étaient écoulées, avec une pénible lenteur, traînant dans leur sillage la déchéance des exploreurs.

Ils avaient été des enfants de quatorze ans, qui accostaient sur les rives de leur futur, puis des jeunes gens de dix-huit ans, qui s'élançaient sur des océans éthérés et mystérieux... Mais à présent, en leur lieu et place, se tenaient dix adultes de vingt-cinq ans, prématurément endurcis, aux traits vieillis par l'amertume.

C'était la dernière fois qu'ils pouvaient se réunir à Landawn. Le siège de la Guilde avait bien changé : l'insouciance lumineuse qui nimbait jadis le paradis vert s'était tarie. L'ilande si longtemps préservée de la désagrégation d'Handesel se voyait enfin rattrapée par la mort et la déchéance. La végétation qui coulait des terrasses et des passerelles pendait en écheveaux de tiges dégarnies et de feuillages flétris. Des fissures se propageaient dans les murs ternes et grisâtres, le bois des ponts et des rambardes se fendillait et se couvrait de mousses et de lichens, qui s'étendaient comme une lèpre verdâtre.

Les dix membres de la dernière promotion active s'étaient retrouvés dans les combles de la Tour des Cartes, sous la haute charpente qui s'arrondissait comme la coque d'un skif, très loin au-dessus de leur tête. Même s'ils se tenaient parmi les meubles bancals et les coffres épars, il y avait quelque chose d'intense et de solennel dans leur pause comme dans leur tenue : l'uniforme formel des exploreurs, au lieu de celui, plus simple et confortable, qu'ils portaient en vol.

Assis les uns contre les autres sur un vieux banc hérissé d'échardes, Fridrik, Lars et Syria s'étaient instinctivement regroupés – ils faisaient encore partie du même équipage, bien que n'étant plus des exploreurs que de nom. Earnest se dressait non loin d'eux ; son regard d'un bleu profond accrochait parfois celui de la jeune femme brune, qui baissait aussitôt la tête, un peu gênée.

Les Trois Empires - I - L'Héritage de l'Exploreur [terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant