Chapitre 10: Ethanol

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Même si j'savais que les parrains et marraines avaient déjà été définis, j'pouvais pas m'empêcher d'espérer qu'ce serait Roxanne, ma marraine. Pourquoi? Parce que c'était la seule élève plus âgée avec qui j'avais des affinités. Du coup, j'me disais qu'il y avait moyen que j'sois sa filleule. Sauf que ça aurait été trop simple. Donc nan, Roxanne n'était pas marraine. C'était Mona, sa filleule. Autant te dire que j'avais beau être contente pour elle, j'étais dégoûtée pour moi.

Alors j'attendais. J'attendais l'instant où mon nom allait sortir. Et j'voyais les duos se former. Alex et une blonde à l'air coriace. Tina et un Première musclé, vaguement hautain. Marius avec une fille aux cheveux bleus et aux lunettes noires. Clémentine avec une brune à l'air bienveillant. Et les noms qui défilaient, toujours trop lentement. Puis c'est arrivé.


"Cléo Legrand, Seconde D, et Stéphanie Mercier, Première S3."


J'ai levé la tête, pour apercevoir cette fameuse Stéphanie. Des yeux sévères ont croisé les miens, avant qu'elle daigne venir vers moi. J'avais une légère appréhension. Elle n'avait pas l'air spécialement contente que j'sois sa filleule. Elle en avait presque l'air agacée. Comme si j'étais juste une gamine à gérer, qui lui ferait perdre son temps. Elle m'a jugée quelques instants, comme pour évaluer mon potentiel, avant d'reporter son attention sur ceux qui tiraient les binômes. Elle m'a pas dit bonjour. Elle n'a pas relevé quand je l'ai saluée. Pour un premier contact, on a vu mieux.

Aussi, j'étais plutôt soulagée, quand l'assemblée s'est dissoute. J'avais donc plus à rester avec elle. Fallait qu'on se change pour la soirée. Et vu les traces de sang séché sur nos corps, c'était nécessaire de s'laver. Alors j'suis rentrée au dortoir avec les autres Secondes, tous essayant d'oublier la scène morbide qui s'était déroulée quelques instants plus tôt.

C'qui est assez drôle, tu vois, c'est qu'personne n'a voulu parler du bizutage. Comme si c'était normal. Comme si s'faire humilier et blesser par des plus âgés n'était pas choquant. J'pense que tout l'monde avait intégré qu'on n'avait pas à ouvrir notre gueule, t'façon. Après tout, y avait personne qui pouvait y faire quoi qu'ce soit. Même les profs étaient impuissants. Ils soutenaient sans le vouloir ces pratiques. Et puis même entre nous, on savait pas tellement à qui confier nos impressions. A qui faire confiance, quand on s'connaît à peine? Est-ce que ça vaut vraiment l'coup de s'ouvrir, au risque d'être trahi, et de subir des représailles?

Nan. Tu sais bien que nan. Pas ici. On court beaucoup trop d'risques. Dans un lycée moins influent, où les enjeux sont différents, là on aurait pu parler. Mais encore une fois, c'était pas un lycée banal. Et y avait pas d'sécurité pour nous. Alors on a fait des roulements pour les douches. Pour laver les plaies. Laver les cheveux trempés par le lac. Laver notre honneur. Du moins, c'qu'il en restait.

Et puis on s'est habillés correctement. Toujours avec la veste noire par-dessus nos vêtements. J'avais beau m'en foutre de mes fringues, j'ai quand même demandé conseil à Mona. Parce que j'voulais faire une meilleure impression à Stéphanie. Parce que j'me disais que si elle m'avait dénigrée, c'est parce que j'étais dans un sale état. Et puis si j'croisais Roxanne, j'voulais être un minimum présentable aussi. Même si j'avais pas de raison particulière à ça. J'en avais juste envie.

La soirée avait lieu à la cantine. Ça donne envie, hein? Bon, en vrai, ils avaient poussé les tables, et puis ils avaient décoré un minimum, en plus de préparer des lumières colorées et la sono. En même temps, ils ont tout l'temps pendant les grandes vacances de s'organiser, donc le jour J, la préparation est assez rapide. Surtout vu l'nombre d'élèves pour aider.

Pour t'donner une idée, quand t'entres dans la cantine, t'es accueilli direct par de la musique bien forte, des éclairages avec des effets assez cools, et puis surtout, des Premières et Terminales bien plus détendus que quelques heures avant. Parce que ça y est, t'as été humilié. Tu fais partie des leurs, maintenant.

Tu peux remarquer tout d'suite deux groupe distincts. Les plus anciens, qui comptent bien profiter d'la soirée. Et les Secondes, encore secoués par leur intégration. Mais bon, après quelques verres d'alcool fait maison, il n'y a plus qu'un seul énorme groupe. Et tant pis si t'aimes pas boire. Depuis quand ton avis est important? C'est à cause de ta croyance? De tes valeurs? Haha. Les seules valeurs acceptées ici, c'est celles de la SESED. Alors prends un truc, n'importe quoi, et évite de t'faire remarquer. C'est pas compliqué, quand même.


"Alors, j'vous sers quoi les filles?"


J'regarde Mona. Le mec est obligé d'crier pour s'faire entendre. Et j'ai aucune idée de c'qu'on fout là. Mais ça n'arrête pas l'élève en question, qui nous tend deux verres bien chargés. J'hausse les épaules, avant de prendre le mien. Mona fait pareil. Le mec nous sourit. J'prends une gorgée de l'alcool. Y a un goût de fruit. C'est super fort. Et assez dégueulasse. Ma coloc a l'air de partager mon avis. On s'marre, avant d'reporter notre attention sur la salle bondée.


Tu dois te demander d'où il vient, cet alcool. En fait, c'est plus facile à faire que les joints. Là, pour cet alcool, ils prennent des fruits d'la cantine qu'ils font macérer plusieurs jours, afin de récolter c'qui les intéresse. Ils font ça avec du riz, aussi, et certaines plantes. En fait, avec tout c'qui peut fermenter puis se boire. Pour les joints, ils jouent sur les gènes des plantes déjà existantes pour s'rapprocher le plus possible du cannabis. Les plus chanceux peuvent soudoyer les profs pour importer du vrai cannabis venant de l'extérieur. Dans c'cas, le prix à payer est plus élevé. J'te rassure, on en a pas fini avec l'aspect commercial du lycée.


On regarde les plus anciens bouger et boire. Certains sont avec leurs filleuls. Ils ont l'air déterminés à nous mettre dans l'ambiance. Ça donne presque envie. Et ce serait pas aussi difficile sans l'image de Guillaume dans la tête. J'soupire, avant d'reprendre une gorgée infecte. Désolée, Guillaume. Si j'continue de penser à toi, j'vais finir par vomir. Et j'ai pas envie d'avoir des problèmes.


C'est facile d'oublier les emmerdes, hein? Surtout quand on veut faire la fête. Pourtant, j'déteste les fêtes. Mais j'déteste encore plus la mort. Alors fallait bien que j'me force à rentrer dans l'ambiance.


"Tu veux danser?" me crie Mona.


J'hausse les épaules. J'sais pas danser. Et j'ai pas envie d'être collée aux autres corps qui s'déhanchent. C'est encore trop tôt pour que j'me lâche.


"Demande plutôt à Alex!"


J'éclate de rire devant ses yeux ronds. C'est fou comme elle est timide. Elle reprend une gorgée du liquide infect, comme pour s'donner du courage. Je l'imite, vu qu'j'ai rien d'autre à faire. J'ai aucune idée du degré de cet alcool. Si ça s'trouve, on va finir pétées. Ça nous fait encore plus rire.


Ça s'présente bien, comme ça, pas vrai? On dirait un d'ces clichés de films américains pour ados, où tout l'monde se bourre la gueule et est content. A vrai dire, c'était l'impression qu'ça me faisait, au début d'la soirée. Mais quel intérêt de t'montrer une scène que t'as vue et revue? Aucun. A part p'têtre t'ennuyer, ou t'faire passer un moment agréable. Mais j'suis pas là pour ça. Et ça aurait été te mentir que t'faire croire que tout s'passait bien.

Parce que c'est bien beau, toute cette joie et cet alcool. Cette envie de s'amuser. Mais tu sais aussi bien qu'moi que les apparences sont trompeuses. Et qu'la réalité est bien moins belle. Alors passons aux choses sérieuses. La deuxième partie d'la soirée.

𝐒𝐄𝐒𝐄𝐃 // 𝐀𝐧𝐜𝐢𝐞𝐧𝐧𝐞 𝐯𝐞𝐫𝐬𝐢𝐨𝐧Where stories live. Discover now