J'ai dix-huit ans et je suis entouré de gens de dix-huit ans.

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On dit que quand l'appétit va, tout va. J'ai pas très faim.

Pendant le repas du midi je mange au self du lycée. Le self où il faut faire la queue. Quand on a faim l'attente est vraiment longue. Heureusement je n'ai pas très faim aujourd'hui. Pour patienter on se demande ce qu'il y aura à manger. Si ce sera meilleur que la veille ou pas. C'est rarement bon de toute façon. C'est rare de sortir d'un repas du self et de dire que c'était bon. A part pour le repas de Noël par exemple. Du coup on n'en attend pas grand-chose, du repas du self. On fait la queue parce qu'on a faim mais on ne s'attend pas à ce que ce soit bon. On l'espère. Mais on sait déjà qu'il y a de fortes chances que non.

Il y a quelques personnes qui se sont ajoutées au groupe qui m'accompagne aujourd'hui. Des amis de mon ami d'enfance. Ils parlent fort et font de grands gestes. Il y a un brun avec des cheveux longs qui passent son temps à les remettre en place. Parce que ses cheveux lui tombent devant les yeux. C'est ça d'avoir les cheveux longs. Après ça tombe devant les yeux et on doit les remettre en place. Il a une voix traînante. Il dit « Ouais ! » ou « Trop ! » ou « T'as vu ! ». En boucle. Comme s'il avait que trois répliques. Il a du succès avec les filles. Il doit en avoir. Les filles aiment bien les mecs comme ça. Il y a un gars avec de grandes oreilles. Dans le groupe ils aiment en rigoler. C'est vrai qu'il a de grandes oreilles. Ils lui donnent des surnoms. Ils font des blagues. Je me demande si ça le fait rire. Il fait celui que ça ne touche pas. Il rigole même avec eux. Après tout c'est leur ami. Mais bon. Il doit bien en penser quelque chose. Un avis qu'il garde pour lui. Les gens pensent qu'ils peuvent rire de tout. Sans rien risquer en retour. Intouchables par ceux qui ne disent rien. Ceux qui ne répliquent pas. Ça ne sert à rien de répliquer de toute façon. On n'éteint pas un feu en l'attisant. Le bois sec se consume vite. Ou le bois mort. Il se consume vite et après il ne reste que des cendres et de la fumée. Les gens ne se rendent pas compte des conséquences d'un feu. C'est beau, oui. Ca fait de belles flammes et ça réchauffe. Mais après il ne reste que des cendres. Des cendres et de la fumée. Il y a un roux assez gros. Lui il fait des tas de blagues. C'est le marrant du groupe. Du genre qui déclenche des rires dès qu'il ouvre la bouche. Du genre qui doit assumer tout seul ses blagues quand elles finissent mal. Les gens rigolent des blagues tant qu'elles ne sont pas à leurs dépens. Il fait de l'autodérision parfois. Je pense que c'est une façade. Il fait rire les autres pour se sentir exister. Se sentir exister à travers les autres. Je suis pas très doué pour faire rire les autres. J'aimerais faire rire un peu plus. J'aime bien l'autodérision. Ça montre qu'on se place au même niveau que les autres. La modestie est une des plus belles qualités. Mais pas quand elle sert à satisfaire son égo. Je supporte pas les prétentieux. Il y a un prétentieux. A lunettes. Le genre de prétentieux à lunettes que je peux pas supporter. Il a de bonnes notes bien sûr. De très bonnes notes. Les profs lui donnent les félicitations et tout. Quand il sort d'un contrôle il dit qu'il a réussi. Ou qu'il aurait pu faire mieux. Il dit qu'il ne révise jamais parce qu'il écoute en cours. Moi aussi j'écoute en cours. Je suis un peu jaloux. Pourquoi est-ce qu'il aurait des meilleures notes alors qu'on écoute tous les deux en cours ? Les gens lui demandent de l'aide pour les devoirs. Et lui il accepte de les aider. Enfin il accepte pour certaines personnes. Les jolies filles par exemple. Moi je lui demande pas d'aide. Je devrais peut-être. Je demande rarement de l'aide. C'est une mauvaise habitude. Il y a toujours un moment où on a besoin d'aide. Mais je veux pas de son aide. Pas la sienne. Ça tombe bien il ne me la propose pas. Il y a une fille qui ne parle que d'elle. Une blonde. Avec un rire de pouf. Avec du maquillage. Le genre de fille à qui les profs s'adressent en rajoutant « mademoiselle » avant le prénom. Elle passe son temps à parler d'elle. C'est son sujet de discussion préféré. Elle a des trais fins mais pour moi c'est grossier. J'ai envie de lui tendre un miroir et lui montrer sa laideur. Lui dire « Regarde comme tu es moche. Tu te crois belle, mais en vrai tu es moche. Sacrément moche ». J'ai envie de lui mettre des baffes. Plusieurs même. Elle aime se moquer de moi. Et des autres. Mais surtout de moi. Un jour je lui mettrai une baffe. Ou plusieurs. C'est sûr. Je lui mettrai une baffe et je lui dirai « Arrête avec ton rire de pouf ». Il y a toujours une autre fille à ses côtés qui l'écoute parler. Assez petite avec des jeans serrés et des bracelets bizarres au poignet. Chaque semaine elle a un nouveau bracelet. Elle passe son temps à les remettre en place mais je sais qu'ils tiennent très bien tous seuls. C'est juste pour qu'on les regarde. Et après les gens lui disent « Oh ! Tu as un nouveau bracelet ? ». Et elle fait celle qui est surprise par la question. Mais elle attend que ça. Je le vois quand elle a un nouveau bracelet. Des fois je lui fais la remarque. Pour voir comment elle réagit si c'est moi qui le dit. Je regarde souvent ses bracelets. C'est une des rares choses qui change dans mon quotidien alors je le remarque quand elle a un nouveau bracelet. Je me demande si je pourrais changer mon quotidien aussi facilement qu'elle change de bracelet.

On a fini de faire la queue et on s'assoit à une table. On est là avec nos plateaux remplis devant nous. On a soif. Il fait très chaud. Et le broc d'eau est vide. Quelqu'un doit remplir le broc d'eau. Il y a toujours quelqu'un qui doit aller remplir le broc d'eau. Il y a deux profils. Celui qui aime prendre des initiatives. Qui y va parce qu'il en a envie. En général les gens l'aiment bien. Ils profitent un peu de sa gentillesse aussi. Mais ils l'aiment bien. C'est bien pratique d'avoir quelqu'un pour aller remplir le broc d'eau. Surtout quand il fait chaud et que tout le monde a soif. Et celui qui y va parce que personne d'autre ne veut y aller. Qui n'a pas le choix en fait. Les autres le laissent y aller et il y va. Tous les midis. Même s'il n'en a pas envie. Parce que les autres n'y vont pas. De toute façon les autres n'y vont pas. Il faut bien que quelqu'un y aille. C'est lui.

Je pars remplir le broc d'eau.

J'ai dix-huit ans et je...Where stories live. Discover now