Chapitre VIII - De l'air

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L'air était frais. Il faisait encore clair, le ciel commençait tout juste à se parer de notes de bleu sombre, de rouge et de pourpre.

Rigide comme un automate, tendu, Armand se dirigea prestement loin des regards, vers son coin à joint, là où il pouvait retrouver un peu de solitude.

Frank avait allongé le pas pour le rattraper tout en souriant de plus belle. Il se donnait un air cabotin, faisant de la fuite d'Armand une bonne blague entre copains.

Arrivé à sa hauteur il lui dit « Mais enfin arrête voyons. Je vais nous chercher à diner. T'as pas faim ?»

Armand l'ignora le dos tourné, immobile, le regard fiché intensément sur les montagnes qu'il aimait tant.

Il se retrouvait tout petit tout d'un coup, le menton levé vers un ciel bleu azur et vers le visage heureux de son père qui lui découpait un morceau de pastèque en enfonçant fermement un petit canif gris argent dans une coque vert vif qui se défendait avec truculence. « Papa et son satané petit canif » pensa Armand.

Frank poussa un long soupir impatient. Armand continua de l'ignorer le dos tourné, le regard perdu au loin.

La scène se déplaça. Les mains fermes de son père lui nouaient une serviette blanche autour du coup. Une petite assiette en plastique bleu clair avec des morceaux rose vif et des pépins noirs épars se trouvait posée sur ses jambes croisées en tailleur. Ses mains étaient poisseuses de jus sucré. Il entendit son père lui dire avec le rire dans la voix « Armand respire, enfin, prends ton temps. Ne mange pas trop vite, tu vas t'étouffer. »

Ce souvenir lui revenait au hasard, sans crier gare. Une vision en technicolor dans un instant d'obscurité.

Il sentit le baiser rapide de sa mère sur le haut de son crane et entendit une voix enjouée lui dire « Regarde Maman, Armand. Regarde la caméra » chose qu'il avait rechigné à faire, têtu et de mauvaise humeur.

« Maman » pensa douloureusement Armand en se rappelant une jolie femme brune en tenue d'escalade poussiéreuse portant des lunettes de soleil trop grandes. C'était elle l'écriture. C'était elle ce don dont il usait et abusait pour survivre. Comment était-elle morte ?

Il avait envie de tuer Frank. Il enfourna ses poings serrés dans les poches de son pantalon et trouva la force de se retourner avec le sourire. La voix fatiguée, il dit « Vas-y mon vieux, ramène nous un casse croute, j'en peux plus. Merci. »

Frank le sonda de ce regard bleu dur, ce regard d'acier qui glaçait jusqu'aux os. Armand continua de sourire et lui tapota l'épaule en disant «Et surtout fais toi harponner par une riche héritière pendant que tu y ai. On sait jamais, la chance sera peut être au rendez vous ce soir ? »

Frank rit. Il défit son nœud papillon, enleva la veste de son smoking, déboutonna le haut de sa chemise et demanda inquiet «C'est mieux comme ça ? »

Armand le parcouru du regard faisant mine de s'intéresser à son look et lui dit « C'est mieux. Les nanas ça adore le côté rebelle. Te fais pas harponner trop longtemps, j'ai faim .»

Frank lui fit un clin d'oeil complice et se dirigea l'air relax vers les tentes blanches où le diner buffet s'étirait sur de longues tables couvertes de nappes toute aussi blanches.

Armand s'assit adossé à un arbre et l'attendit le regard tourné vers la foule qui bruissait insouciante un peu plus loin. Il fallait combattre l'épuisement nerveux, se remettre de la répugnance profonde qui l' étouffait. Il avait envie de sauter les barrières de bois qui le séparaient de sa liberté. Il voulait courir vers les pics bruns qui hachaient le coucher de soleil de leurs reliefs durs. Il avait envie de sentir l'odeur minérale des roches, les claques du vent sur les pans à pic, le vertige léger qui vous prend quand l'altitude monte trop haut.

Son regard se posa sur Frank qui bourdonnait le long de robes d'apparat aux couleurs claires et de smokings sombres. Il répondait aux invités en leur indiquant Armand du menton. Il était dans son élément. Il naviguait la houle facile des gens d'argent avec bonheur. Il s'adonnait au glamour des marques de luxe et de la Haute Couture comme d'autres s'adonnent à l'opium. Il allait prendre son temps et jouer au meilleur ami de l'écrivain à la réputation douteuse. Il userait d'Armand comme d'une carte de visite personnalisée rangée dans son veston.

Il respira lentement. Il fallait absolument se remettre sur pieds et reprendre la main. Frank allait être facile à manier. Maureen était son seul réel adversaire. Il la chercha du regard. Elle tournoyait légère d'un invité à l'autre, gracieuse, le corps aux aguets. Il sourit en pensant à ce beau regard de biche dont elle se servait si bien pour séduire ces abrutis qui lui tournaient autour. Dieu seul savait ce qu'elle leur avait préparé à tous.

Il se leva, s'épousseta paresseusement et poussa un soupir. Il trouverait le moyen de lui faire l'amour ce soir. Il le fallait. L'idée de mourir sans avoir assouvi son besoin d'elle lui était intolérable.

Une mort annoncéeWhere stories live. Discover now