Chapitre 4

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     Ma première nuit ne s'est pas exactement passée comme je l'avais espéré. Penchée sur la cuvette des WC, j'ai vu ressortir le homard, l'agneau, le chou, les oignons brûlés avec la sauce et le vin, le tout dans le désordre et bien mélangé. À manger, c'était un délice, mais à vomir... Les flageolets, comme j'allais l'apprendre très vite, allaient repasser par un tout autre endroit.

    La tête me tourne, je suis encore pompette. Le carrelage froid m'accueille avec un réconfort inespéré. Mais je dois vite me relever et c'est reparti pour un tour. J'en vois un qui se moque en lisant ces mots. Prends garde à toi, mon ami. Tu pourrais me donner l'envie de reprendre du service.

    Je me traîne péniblement jusqu'à mon lit. Une vomissure trône sur l'oreiller en duvet d'oie. La femme de ménage va avoir quelques surprises demain matin. Et je ne vous parle même pas des toilettes. J'envoie valser l'oreiller par terre et m'étale de tout mon long sur le lit. Une bataille fait rage dans mon ventre. Et ça pétarade dans tous les coins. Je me demande quel camp va gagner, entre les flageolets armés jusqu'aux dents et les oignons têtes brûlées. À l'odeur, je dirais que les flageolets sont en train de mettre la pâtée aux oignons. Je ne suis pas sûre que ma tuyauterie va tenir le choc. Ces gargouillis sont répugnants.

     Au petit matin, je peux affirmer que, finalement, tout ce petit monde a perdu et surnage à présent dans la fosse septique de l'hôtel.

   Premier repas. Première indigestion. Super. Je vais devoir y aller mollo sur la bouffe. Et je m'adresse à ce marteau piqueur qui fait des trous dans mon crâne depuis des heures : « C'est le temps de la pause pipi, mon pote ». Je suis vidée, au propre comme au figuré. Enfin, quand je dis propre, je ne parle pas de la trace de freinage qui zèbre ma nuisette en soie. Je fais la moue en l'envoyant tenir compagnie à l'infâme oreiller.

     Le bain est enfin prêt et je m'y glisse avec délectation. Je ne me suis jamais sentie aussi sale de toute ma vie. Ou plutôt, de ma mort. Le parfum des sels de bain se diffuse en moi et m'apaise enfin. Je vais tenter d'occulter cette nuit cauchemardesque. Parce que oublier, je ne peux pas. Et pour la première fois, je le regrette.

     Le corps humain est bizarre, une drôle de machine. Et je viens d'en découvrir la face cachée (je n'ose imaginer quand j'aurai mes clopes). Car je ne suis pas humaine, je ne suis même pas vivante. La Mort vivante ... Réfléchissez ! Je prends l'apparence des femmes et parfois des hommes. Mais je n'ai jamais testé le côté mécanique de leurs corps. Alors, posez-la, cette question qui vous brûle les lèvres : « À quoi, bon dieu, ressemble la Mort ? ». Vous êtes bien curieux. Je peux juste vous dire que je ne ressemble à rien de connu. Et certainement pas à cette chose hideuse que j'avais un jour aperçue sur la couverture d'une BD chez un libraire qui prenait tout son temps pour passer l'arme à gauche. Ce squelette avec cette défroque râpée bouffée aux mites, ces dents jaunasses, ces ongles de pieds mycosiques et ce regard stupide. C'est donc comme cela que les humains imaginent la déesse de la nuit ? Messieurs Cauvin et Hardy, je m'en rappellerai le jour où nos chemins se croiseront. Je saurai exactement comment me grimer. J'apporterai même la faux. Allez ! Rassurez-vous, je ne vous en veux pas le moins du monde. J'ai bien ri en feuilletant vos albums. Mais je vous l'affirme, je ne ressemble pas du tout à cela. Alors, à quoi ressemble la Mort, me direz-vous ? Soyez patients. Si vous êtes bien sages, je lèverai un coin du voile au chapitre 34 , lignes 97 à 108.

     Bon, c'est pas tout ça, il va falloir que je trouve le courage de m'arracher à cette baignoire dorée. Et puis, j'aimerais autant filer avant l'arrivée de la femme de ménage. J'ai ma fierté ! Je m'habille donc en hâte et sors en catimini. Juste à temps. Je vois la pauvre petite qui arrive à l'autre bout du couloir.

    En sortant de l'ascenseur, les odeurs du petit déjeuner m'assaillent par vagues successives, plus écœurantes les unes que les autres. Je fuis me réfugier sur la terrasse, la nausée au bord des lèvres. Il faudra que je pense à me faire rembourser le repas du matin. Ah non, suis-je sotte, je ne paie rien !

     Le soleil me brûle la peau. Je les avais presque oubliés, ces coups de soleil. Il faut dire que j'ai été un peu occupée cette nuit. Je ne peux même pas aller à la plage aujourd'hui. Je me résigne et me terre dans un coin, à l'ombre, dans les coussins d'un fauteuil d'osier. Je suis pathétique. Je me foutrais des claques. Ah, il doit bien rigoler là-haut, le patron.

     Mon regard erre distraitement sur les pages d'un journal abandonné sur la table basse. Un gros titre retient tout de suite mon attention : « Un nouveau miraculé ». Je lis : « Un grave accident s'est produit hier, vers 6 heures du matin, sur l'autoroute A51 en direction de Marseille. Le conducteur, un jeune homme de 21 ans, a fait une embardée après avoir roulé sur un morceau de pneu usagé. Après plusieurs tonneaux qui lui ont fait passer la barrière de sécurité, la voiture s'est immobilisée sur le bas-côté. À la grande surprise des pompiers arrivés sans délai sur les lieux, le jeune homme était encore en vie et conscient. Souffrant de multiples fractures, il a été conduit dans un hôpital d'Aix-en-Provence. À l'arrivée de l'ambulance, les médecins n'ont pu qu'exprimer leur étonnement face à l'ampleur des blessures et des nombreuses fractures du jeune homme. « C'est un miraculé » a affirmé le Dr.Grandjean, chef du service des urgences. Cet accident tragique n'est pas sans rappeler l'incroyable survie de cette mère de famille heurtée de plein fouet par un train, dans la gare ferroviaire de Sisteron, mercredi dernier. Elle est à ce jour encore en vie, à la plus grande stupéfaction de ses médecins. »

    Eh bien, ça n'a pas traîné. Me voilà démasquée. Ma mise au vert n'est pas longtemps passée inaperçue. Debout les vieux, les malades et les estropiés ! Ce n'est pas aujourd'hui que je soufflerai votre flamme. Elle se reçoit un train dans la tronche et elle survit. Cassée de partout, mais quand même ! C'est le moment de vous lâcher les gars ! Mais je vous préviens, je ne suis pas responsable des bobos.

     Tiens, voilà madame gaufrette qui s'en va à la plage suivie de près par sa marmaille. Mais c'est pas vrai ! Le petit morveux vient de me tirer la langue ! Je m'empresse de lui montrer mon plus beau majeur. Non, mais ! Quelle éducation ! Je ne suis pas prête de t'oublier, gamin. Comme je l'ai déjà dit, je n'oublie jamais rien.

Je suis la Mort  [sous contrat d'édition]Where stories live. Discover now