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"La nuit était à présent tombée, et seuls quelques rayons de Lune éclairaient de leur faible halo le campement de fortune. Les feuilles des arbres commencèrent à frémir et Adam distingua dans la pénombre le regard alarmé que lui adressait Salma. Ils savaient tous deux qu'ils ne disposaient que de très peu de temps pour trouver un abri, avant de subir les bourrasques les plus violentes de toutes les Contrées Venteuses. À découvert, survivre à la terrible tempête qui menaçait d'éclater relevait de l'impossible.
Ils recherchèrent un éventuel refuge avec acharnement, mais pas la moindre grotte, pas le moindre arbre creux ne s'offrait à eux. Ils avaient beau tourner sur eux même et explorer les alentours à une vitesse de plus en plus saccadée, fouiller le moindre recoin de la forêt toujours plus fébrilement, ils ne trouvèrent rien.
Toute la Forêt Maudite semblait dans le même affolement ; les animaux couraient se réfugier, qui dans leurs tanières, qui dans leurs terriers, qui dans leurs nids. Même les arbres semblaient appréhender les événements dévastateurs, et tremblaient de toutes leurs branches. Un loup hurlait, d'urgence et de peur. Un lapin auprès d'eux creusait frénétiquement le sol pour s'abriter.

Il y eut soudain un calme incroyable.

Puis, une averse. La pluie tomba drue durant à peine trente secondes. Elle s'arrêta aussi net qu'elle avait commencé, et le vent souffla, d'abord timidement, puis de plus en plus fort.
Les deux aventuriers coururent aussi vite que le leur permettaient leurs jambes fourbues et les vents contraires. Il faisait noir, et les débris emportés par le vent commençaient à gicler au visage d'Adam et Salma. Incapables de voir devant eux, ils avançaient à tâton dans cette bourrasque vivante, ne pensant à rien, rien d'autre que les hurlements de la tempête en puissance.

Le sol se déroba tout à coup sous les pieds d'Adam, qui se sentit tomber brusquement.
Il venait de déraper du bord d'une falaise, et pendait désormais dans le vide. Ses bras s'accrochaient désespérément aux racines qu'il trouvait. Il ne parvenait pas à réfléchir, le vent soufflant de plus belle, hurlant à ses oreilles, les racines craquant dans ses mains et menaçant de se rompre, ses bras se fatiguant et ses mains moites glissant peu à peu de leur prise de fortune. Il était au dessus d'un vide sans fin, balloté maintenant par les agressions d'une véritable tempête, et luttait pour ne pas perdre connaissance. Salma s'accrochait aux mains du jeune homme du mieux qu'elle pouvait, tentait de le remonter, en vain.
Et le vent qui se faisait toujours plus cruel, emportait peu à peu Salma loin de son ami.
Adam était livré à lui-même, au dessus d'un précipice dont il ne voyait le fond, secoué au gré des bourrasques à la manière d'une pauvre brindille. "

Élisabeth Peter laissa sa main en suspens au dessus du clavier de son ordinateur. Le vent de la Forêt Maudite hurlait encore dans sa tête, et l' image de l'aventurier s'accrochant tant bien que mal aux bords de la falaise était comme imprimée dans sa rétine.
Se rendant compte qu'elle tremblait un peu, l'écrivaine rejeta sa tête en arrière et souffla longuement.
Elle avait bien entamé l'écriture de son roman Les ouragans des contrebas, deuxième volet de la saga L'âme de la Jungle. Pourtant, si son travail avançait, elle n'avait aucune idée de la fin, ni même de l'heureux retournement de situation qui sauverait à présent Adam Wenon, aventurier de la forêt maudite. Adam...

La secrétaire, Marie Williams, entra tout à coup, tirant à Élisabeth un soupir profondément agacé.  L'auteure, d'une voix fort désagréable, rappela qu'elle désirait ne pas être dérangée lorsqu'elle écrivait.

- C'est votre éditeur, dit mademoiselle Williams sur un ton d'excuse, qui demande à vous entretenir expressemment de...

L'écrivaine leva les yeux au ciel et secoua la tête :

- Je ne veux voir personne. Dites au pauvre homme qui s'est déplacé à la place de mon cher éditeur de rentrer chez lui.

- C'est que, ajouta la secrétaire embarrassée, Mr Cadet s'est déplacé en personne...

- En personne ! Voilà un bien grand mot pour cet irrécupérable pot de colle, maugréa Élisabet, signifiant tout de même à Marie dans un soupir de laisser entrer le casse-pieds.

La jeune secrétaire n'eut pas fait un mouvement vers la porte que celle-ci s'ouvrit sur un petit homme rondouillard à l'expression affairée, qui n'adressa pas le moindre regard aux deux femmes. Semblant faire peu de cas d'une quelconque politesse, l'homme fit le tour de la pièce, ramassant une boule de papier froissé pour la déplier et examiner les mots qui y étaient griffonnés, dépoussiérant un prix du dernier salon du livre, posé négligemment sur la commode, s'asseyant finalement dans le lourd fauteuil de cuir.

Il n'avait cessé, durant ce petit manège, de déblatérer avec enthousiasme une série de statistiques et de considérations commerciales.
"Un réel succès... L'approbation du public... Chiffre d'affaire... Augmentation des ventes... Ne tarissent pas d'éloge..."

Élisabeth coupa l'energumène avec une ironie non déguisée dans la voix :

-Bonjour, Charles Cadet. Je suis contente de voir que vous vous portez à merveille...

- ... C'est cela, oui, continua l'intéressé sans aucun regard pour la propriétaire des lieux. Je disais, ne tarissent pas d'éloge sur le travail que vous fournissez, Peter. Corne de Brume se vend comme des petits pains, la saga est une réussite !

Mademoiselle Peter, lassée de ce monologue interminable sur le succès de son premier roman, préféra se perdre dans le labyrinthe de ses pensées qui l'envahissaient sous ses paupières closes.

Elle songeait à son personnage, dont l'approfondissement était devenu, au cours de l'écriture du premier tome de la saga, une véritable obsession. Elle le voulait parfaitement structuré, aussi complet et travaillé dans sa part de lumière que dans sa part d'ombre. Il en devenait tangible, elle semblait appartenir au même monde que lui et accéder à sa matérialité, pouvoir le voir, l'entendre, le toucher.
Cet homme de papier était complexe et magnifique, plus humain que tous les humains qu'elle n'avait rencontré durant le livre de sa vie..

Assis sur une branche de sapin au plus près de la cime, il laisse résonner son rire grave dans l'immensité de la forêt. Ce rire rebondit dans mes pensées, dans mes rêves et dans mon coeur.
Il est beau quand il rit ; ses yeux verts sont aussi lumineux que le soleil qui éclaire son visage, et son sourire fait briller chaque parcelle de son être.

Comment son éditeur pouvait-il spéculer ainsi sur son précieux personnage ? Avec un esprit de pur matérialisme, il mettait en vente Corne de Brume comme s'il s'agissait d'une quelconque soupe sur la place du marché, parlait littérature comme on parle commerce.

Un rire féminin provient du cyprès voisin et se mêle gaiement à celui de l'homme. C'est Salma, la meilleure amie dont Adam ait pu rêver.
Je l'ai faite ainsi, comme une petite sœur, une mère et une amie, soutenant mon aventurier dans toutes les épreuves que ma plume puisse dresser sur leur chemin. Je peux les voir, et les entendre, je m'en sens si proche, les deux fruits de mes doigts sur le clavier.
Ils sont d'un autre monde, un monde de papier, et moi, de mon bureau, j'orchestre leur vie, veillant sur eux au mieux.

L'Âme De La JungleWhere stories live. Discover now