D E U X

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Élisabeth Peter marchait seule dans les rues de Paris, laissant son esprit divaguer et ses rêves s'envoler. Quelques mèches de cheveux châtains s'échappaient de son chignon, caressant ses joues au gré du vent, et quelques soupirs embrumés s'échappaient, eux, de ses lèvres, caressant le silence au gré de ses pensées.

Elle cherchait cette idée, cette étincelle que tous espèrent trouver, et ses yeux verts brillaient à l'affût d'une quelconque source d'inspiration.

Il manquait à son œuvre un tierce personnage, qui aurait conféré un équilibre à l'univers qu'elle créait et recréait sans cesse. C'est à ce nouveau protagoniste qu'elle réfléchissait depuis plusieurs jours, sans que la moindre ampoule ne s'allume au dessus de son chef.
Un homme ou une femme, un vieillard ou un enfant, un caractère spontané ou mystérieux, qui se joindrait à l'aventure de l'Âme de la Jungle ?
Elle avait beau tourner et retourner la question dans sa tête, rien ne venait ; même les rues illuminées du Paris nocturne n'étaient ce soir-là d'aucun recours à sa panne d'inspiration.

Ils sont dans leur arbre à nouveau. Des cernes se dessinent sous les yeux de Salma, et une goutte de sueur perle encore sur la tempe d'Adam. C'est le signe que leur rire est celui de l'étrange euphorie qui succède à la détresse. Ce rire un peu forcé, ce rire aux éclat pour ne pas laisser le doute s'entrevoir, ce rire plein de questions, qui a peur d'encore s'effacer, de laisser à nouveau la place au danger. C'est ce rire qui sonne faux mais qui fait du bien, ce rire, le premier depuis trop longtemps.

Les maisons de la capitale défilaient, toutes si différentes et si semblables, et la lumière des lampadaires s'atténuait et ressurgissait au fil de son errance, comme dans une danse sans fin.

Je ferme les yeux. Le rire d'Adam est grave et rugueux, quand celui de Salma est très clair, très doux ; ces deux sons se mêlent pour former un ensemble aussi étrange et contrasté qu'agréable et fluide. C'est un peu comme eux, ces deux personnages si peu et si bien assortis, qui forment à la fois un contraste si homogène et une harmonie si bancale...

Élisabeth sursauta. Perdue dans ses pensées, elle n'avait pas fait attention à l'endroit où ses pas la menaient, et c'était un klaxon furieux qui la sortait de sa torpeur. La ville était pour les rêveur aussi dangereuse que la Forêt Maudite l'était pour Adam et Salma...
L'écrivaine, confuse et un peu perdue, adressa un signe d'excuse à l'homme qui l'insultait au volant de sa voiture grise. Il valait décidément mieux qu'elle rentre chez elle, avant de provoquer un énième klaxon irrité.

***

"Salma Rameria plongea son regard dans celui de l'inconnu. De cette jeune femme les yeux noisettes, brasiers ardents, mêlaient en un ouragan tumultueux doute, questions, peur, curiosité, méfiance. Ressortait pourtant de cette tempête étourdissante un mot, un mot imprimé sur ses lèvres closes, un mot qui les surpassait tous, les doutes et tous les autres ;

détermination.

Avec ce mot, ces cinq syllabes et ces treize lettres , ce mot peint sur toutes les parcelles de sa peau mate, imprégné dans ses cheveux noirs, ce petit bout de femme semblait de taille à déplacer les montagnes. Et quand elle serra avec vigueur la main de l'homme, ce n'était plus une géographe d'un mètre cinquante-neuf, c'était un soldat, c'était une guerrière amazone, c'était un titan prêt à renverser les dieux.
- C'est d'accord, Adam Wenon. Je viens avec vous, et nous découvrirons ensemble le mystère de la Forêt Maudite. "

L'écrivaine s'arracha aux pages du livre qu'elle tenait dans les mains. Elle s'était plongée à nouveau dans le premier tome de l'Âme de la Jungle, espérant attiser ainsi son inspiration, qui semblait aujourd'hui la fuir, se cacher avec un malin plaisir, coquinement enfouie dans les limbes. La cheffe d'orchestre de ce théâtre d'encre se prenait au jeu du spectateur pour trouver les futures notes de sa symphonie ; elle lisait et redécouvrait son livre, abordait le plus naïvement possible cette histoire de forêts et de vents.

Elle s'était ainsi laissée absorber par le portrait de Salma Rameria, cette drôle de femme volontaire et dynamique, clairvoyante aussi, qui vivait dans l'encre de ses mots, dans l'ancre de ses pages.

Si elle était fière de ce personnage sur lequel elle portait un regard de tendresse maternelle, elle ne vivait pas pour cette figure de papier l'étrange alchimie qui lui faisait penser jour et nuit à Adam Wenon. Elle ne se sentait pas poussée à examiner l'aventurière sous toutes les coutures, à la structurer et la restructurer, la défaire et la refaire, à la placer dans des situations loufoques pour observer ses réactions, l'imaginer dans un quotidien banal...
Non, Salma était un joli protagoniste, avec ses défauts et ses qualités, qui n'avait en aucun cas besoin d'être repensé, et qui resterait à jamais Salma Rameria, cet étonnant petit bout de femme.

La sonnerie de son téléphone la tira de ses réflexions. Elle n'avait pas besoin de l'attraper pour savoir qu'il s'agissait une fois de plus de Charles Cadet, son éditeur. Elle laissa le bruit strident retentir sans accorder le moindre regard à l'objet, mais le message était passé :

Il (elle rejeta sa tête en arrière)

fallait (elle soupira longuement)

qu'elle (elle lâcha sa tête et leva les yeux au ciel)

écrive (alors,elle attrapa son stylo sans conviction) .

Pourtant, elle avait beau aligner les mots dans un sens puis dans l'autre, faire tomber Adam, le sauver de la tempête par une liane solide ou une désescalade haletante, ce qu'elle écrivait ne lui convenait absolument pas.
Elle avait pensé à le laisser chuter dans le vide pour qu'il atterrisse sur un relief plus bas dans la falaise, où il aurait été à l'abri du vent, mais ça n'était pas bon. L'échappatoire était bien trop facile, dénué d'intérêt. Il fallait sauver Adam d'une manière surprenante, et de telle façon qu'il ne sortit pas complètement indemne de l'incident...

Le téléphone sonna une seconde fois. Laissant retentir à nouveau la sonnerie, elle s'affala dans le lourd fauteuil qu'elle aimait tant, la tête entre les mains. Elle devait pourtant trouver, ne pouvait laisser sa page blanche... Pourquoi les mots ne surgissaient-ils pas comme ils l'avaient déjà fait ?
L'inspiration était un faux cadeau, une propriété vollage qui l'embrassait pour mieux la quitter, comme un nuage, ou un papillon qu'on ne peut apprivoiser...

Adam est là, dans le sapin...

L'Âme De La JungleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant