26.

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Le contact fragile que Kyo nouait avec la réalité demanda de longues secondes pour se solidifier et pour ne pas perdre le lien ténu, friable, qu'il entretenait avec la conscience. Le sang qui souillait ses mains le renvoya quelques mois en arrière, au moment où tuer ne représentait rien de plus que le quotidien. Au moment où le Mal, le sien ou celui qu'il répandait, côtoyait la banalité.

Le liquide vermeil coulait à flots et l'euphorie qui s'éprit de l'assassin le frappa comme une bourrasque. Une rafale de vent se jetant contre un arbre presque nu une journée d'automne. L'unique feuille finira-t-elle par s'envoler ? Fallait-il lâcher prise ? Fallait-il cesser ce combat dont l'issue ne laissait aucun doute ?

La violence réapparut, une vieille amie tenace dont on préférait nier l'existence, puisqu'il n'était pas possible de l'oublier. La haine et la rage l'accompagnaient, perfides et viles, masquant derrière elles tout ce que l'humanité pouvait comporter de plus terrible. Leur plus ancienne marionnette, leur plus beau pantin, se tenait à quelques pas, le visage éteint et les yeux clos sur ce que le monstre avait créé. Sa dernière œuvre.

Abby s'avança la première. Sheran se voyait incapable de réagir, encore sous le choc, les doigts pressés sur l'entaille que la lame avait abandonnée. Sa jeune sœur arriva à la hauteur du meurtrier et l'interpella, d'une voix suave qui ne la seyait en rien :

— Hé, Kyo !

La jeune femme agrippa fermement l'épaule de Kyo après avoir tiré une croix définitive sur toute optique de douceur et de tact :

— Allez, réagis un peu !

L'interpellé fut ébranlé par une puissante secousse qui parcourut l'entièreté de son corps. Déferlèrent sur lui les images qu'il avait provoquées et, surtout, ce que sa perte de contrôle aurait pu entraîner. Un désastre. Un second frisson le traversa de part en part et il reprit brusquement contact avec la réalité.

Putain, la vache !

Ses yeux papillonnèrent et il rencontra les orbes clairs de son amant. Sheran était assis tout proche, le bras ensanglanté et une expression mortifiée peinte à même ses traits. Le cœur de Kyo se contracta dans sa poitrine et il détourna le regard, incapable de supporter la douleur de son amant. Il lui préféra la lâcheté et le cadavre à ses pieds semblait le narguer, lui rappeler chacune de ses erreurs passées.

Chassez le naturel, il revient au galop !

Le fugitif s'approcha lentement de Sheran, afin de lui laisser le temps de s'éloigner, de le fuir, mais surtout pour lui prouver, et pour se prouver à lui-même, l'essence bienveillante de sa démarche. Il posa une main incertaine au-dessus de la blessure et un haut-le-cœur le saisit.

— Je suis désolé, Sheran.

Le dénommé tentait de faire refluer la douleur qui l'assaillait par vagues consécutives. La plaie était superficielle bien que la quantité de sang puisse laisser imaginer l'inverse. Un coup d'œil suffit au médecin pour se rassurer et éviter toute sorte de panique inutile. Le choc lui indiquait une gravité qui n'avait rien de réel et s'il tremblait sans parvenir à calmer les secousses de son corps, c'était davantage le fruit de la peur que de la souffrance.

— Tu n'y peux rien, assura-t-il. La blessure est superficielle, il faut juste arrêter le saignement.

Ouais, mais j'ai tué un homme et je t'ai blessé, toi. J'ai rien gagné !

Abby sortit les affaires de son sac de voyage et tendit le nécessaire à son frère qui s'activait déjà. Seul Kyo demeurait immobile, douloureusement immobile. Sheran ne savait comment calmer sa tourmente et, pour être exact, l'être dont il avait entrevu la noirceur le terrifiait. Sa sœur se chargea de s'exprimer à sa place, ses mèches châtains en prises avec les bourrasques :

Coeurs en cage [BxB]Where stories live. Discover now