CHAPITRE 77

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22 mars 2023

Jenifer n'a pas mangé ce soir. Elle a simplement dit qu'elle n'avait pas faim. Ça peut arriver, ça arrive même aux meilleurs. Mais elle m'a toujours dit qu'il ne faut pas partir le ventre vide sur scène, car déjà, ça nous rend encore plus malades. J'ai essayé de lui faire avaler quelque chose, mais elle s'est braquée. De toute façon, elle a quarante ans, elle est grande, elle connaît son corps et comment il réagit. Et en plus, on ne va pas se mentir, mais il y a de la nourriture sur scène. Pour être honnête, sur la scène de Jenifer, on peut trouver un peu tout, de l'eau, des gâteaux, des magazines. Je vous jure, comme si elle allait s'arrêter de chanter pour bouquiner. La caverne d'Ali Baba la scène de Jenifer. Je sais que si elle se sent mal, elle ira prendre un petit remontant, autre que de l'alcool. D'ailleurs, j'ai veillé à ce qu'elle ne prenne pas son petit shot avant de monter sur scène. Déjà qu'elle n'a rien dans le ventre, on va la perdre sinon. Après, il lui suffisait d'attendre que j'aille aux toilettes pour prendre son verre. Bref. Elle semble aller bien avant d'aller sur scène. Elle fait la folle, danse pour se déstresser, me sourit avant que je disparaisse dans le noir de son terrain de jeu.

« Au soleil » signe le début du concert puis s'ensuit un enchaînement de chansons, plus ou moins connus pour le grand public, mais qui sont des pierres précieuses pour les fans. Chacun a une histoire sur les chansons de Jenifer. Les amours, les ruptures, les longues nuits à broyer du noir. Personnellement, j'ai une histoire avec deux chansons, enfin, ce sont des choses auxquelles je pense toujours quand je les écoute. Il y a « Serre-moi », c'était à ma boum pour mes dix ans. Oui, j'ai eu une boum pour mes dix ans. Il y avait quelques amis à moi et sachez que c'est sur cette chanson que j'ai partagé mon premier baiser avec un garçon. Presque le dernier quand j'y pense. Mais ma mère avait mis cette musique pour que l'on se fasse un slow, Romuald et moi. J'ai eu mon premier baiser, sous les yeux de ma mère... Et la deuxième chanson, c'est « l'amour et moi », je pense que mon souvenir date de mes dix-huit ans, un truc comme ça. J'avais, pour être honnête, un gros crush sur ma professeure d'histoire-géo. Quand j'y repense, elle avait des airs de Jenifer. Bref ! J'avais bossé comme une dingue pour son contrôle, elle m'aimait bien et clairement je voulais être à ses yeux la meilleure élève, je voulais qu'elle me félicite après le cours, comme elle l'avait fait pour une autre fille au contrôle d'avant. J'ai eu un cinq sur vingt. Je n'ai pas compris et j'ai chialé toute la nuit sur l'amour et moi.

Le concert va toucher à sa fin. Encore trois chansons et la présentation des musiciennes qui n'a pas été faîte pour le moment. Ça équivaut à une vingtaine de minutes. Peut-être qu'il y aura un rappel, à nouveau « au soleil » pour revenir au point de départ, pour boucler la boucle. Je crois bien que c'est cette chanson que Jenifer a choisi pour le rappel. Il faudrait bien que je sache, que je ne lance pas la mauvaise mélodie. Au pire je suivrais les filles et puis on fera passer ça sur la fatigue. En parlant de fatigue, Jenifer semble à bout. Elle transpire, met un peu moins d'intensité dans ses paroles. À croire qu'elle veut abréger ce concert. C'est vrai, ça commence à faire long, même si ce n'est pas un concert par soir. Mais on touche à la fin, dans sept jours exactement, une petite semaine et tout se termine. Je ne la verrai plus chanter sur scène, je ne verrai plus les filles. Par un mouvement de tête, je chasse les larmes qui commencent à envahir mes yeux. Ce n'est pas le moment de me mettre à pleurer. Trop prise dans mes pensées, prise dans l'automatisme des concerts, je me laisse emportée par une nouvelle chanson sans réellement y prêter attention. Je reconnais le son des autres instruments, alors je me cale juste dessus. Jenifer loupe le début de la chanson, instinctivement, après un rapide regard ensemble, on recommence sans que ça se voit. Jenifer laisse durer la musique. La fatigue la prend de plus en plus. Ses gestes ne sont plus réellement coordonnés, elle écoute simplement ce que l'on joue. Est-ce qu'elle a encore la force de continuer ? J'espère, ce n'est que trois chansons, au pire pas de rappel et elle pourra disparaître se reposer. Cependant, elle fait patienter le moment où elle quittera la scène, juste en écoutant ce qu'on fait. Le public chantonne les paroles, en lien avec ce que nous jouons. Jenifer lève le bras, approche le micro à ses lèvres et en quelques secondes, je dirais un dixième, peut-être moins, la chanteuse s'écroule sur scène. Un cri de stupeur de la part du public. Nous stoppons directement de jouer. Romane, Jade et Ambre s'approchent de Jen pour voir son état de santé. Une équipe médicale se charge d'entrer en action. Jenifer... J'aimerais me lever, mais mon corps refuse de bouger. Je suis complètement tétanisée. Dans mes tympans, le bruit de Jenifer qui heurte le sol. Ma vision se trouble, les larmes, l'incompréhension. Il y a du bruit autour de moi pourtant j'ai l'impression que le public nous offre un silence insoutenable. Peut-être que la salle se vide. Je ne sais pas, je ne comprends pas. J'ai l'impression de planer à deux mètres au-dessus de ce qu'il se passe. Des mains s'agrippent à mes épaules, on me secoue légèrement et j'ai l'impression de revenir à la réalité. Romane me fait face.

— Ali ça va ?

— Jen...

— Elle est prise en charge. On suit, viens.

— D'a... D'accord.

Mes muscles semblent se détendre et j'arrive à me lever. Mes jambes tremblent un peu plus à chaque pas, mais je ne dois pas en rajouter une couche. Le brouhaha de la situation me fait peur. J'entends des bribes de conversation, je remarque des mots comme « Jenifer », « hôpital ». Mais mon cerveau ne capte rien. Je me retrouve assise dans une voiture aux côtés des filles. C'est silencieux, pourtant je sens que des questions brûlent les lèvres de tout le monde. Jade s'arrête à un feu rouge et ça sonne comme le départ de notre conversation.

— Elle n'a pas mangé ce soir, soufflais-je.

Romane, assise juste à ma gauche, me fixe. Par le rétroviseur, je sens le regard interrogateur des deux autres filles.

— Pourquoi elle a fait ça ? Me questionne Romane, comme si j'avais la réponse.

— Je ne sais pas, elle m'a dit qu'elle n'avait pas faim. J'ai essayé de lui faire manger un truc, mais elle a refusé.

— Merde, elle fait chier quand même.

— Elle va bien ? Demandais-je, légèrement perdue.

Bien sûr qu'elles ne savent pas. Même si elles ont réussi à suivre ce qu'il s'est passé sur scène, elles n'ont pas plus de nouvelles que moi. Elles m'annoncent que Jen a été tout de suite embarqué par les pompiers et que depuis, aucune nouvelle. Son manager et ses amis les plus proches sont partis tout de suite, pendant que nous, on nous a laissé y aller seules. Notre groupe, nous quatre. On fait tout toutes les quatre de toute manière. Seule ombre au tableau, l'absence de Jen.

Jade gare la voiture comme bon lui semble et on en descend toute. Romane se tient près de moi, faisant attention à ce que je ne trébuche pas, prête à me retenir en cas de problème. A peine entrée dans l'hôpital, ma vision se brouille une nouvelle fois. Je suis tellement mal, des mauvais souvenirs remontent à ma mémoire. Jade prend les devants, peut-être parce qu'elle est la plus âgée d'entre nous, peut-être parce qu'elle est la plus expérimentée. Je ne sais pas, mais je m'avance pour entendre ce qu'on lui répond. On doit attendre. La femme de l'accueil nous montre un endroit pour qu'on patiente. Je m'effondre presque sur la première chaise que je croise. Romane s'assoit à côté de moi et ses mains enveloppent les miennes. Je crois que je ne suis pas venu dans un hôpital depuis la mort de Tarek, depuis que nous aussi nous avons attendons dans ce même style de salle d'attente. Je déteste cette sensation d'impuissance, d'attente.

Ose enfin l'amour [JENIFER FANFICTION]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant