Chapitre 18. I.

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« La sirène écarta le rideau de la tente, et elle vit la reine endormie, la tête appuyée sur la poitrine de son époux. Elle s'approcha d'eux, s'inclina, et déposa un baiser sur le front de celui qu'elle avait séduit. Ensuite elle tourna ses yeux vers l'aurore, qui luisait de plus en plus, regarda alternativement le couteau tranchant et le roi qui prononçait en rêvant son nom, leva l'arme d'une main tremblante, et... la lame s'enfonça dans le corps de la princesse, sans la moindre pitié, rependant une rivière écarlate sur le lit conjugale. Puis, dans un rire mauvais, elle s'enfuit à la faveur de la nuit, portée par le courant. »

La véritable histoire de la Petite Sirène, recueil des « Véritables histoires et témoignages des faucheurs » par La Conteuse de l'Ordre des Faucheurs.

*

Les sirènes ne ressentaient pas.

C'était ce qu'il se disait à leur propos. En tant que créatures de la Lune, elles ne possédaient pas de cœur, pas d'âme, et étaient ainsi, présuposément, incapables de ressentir la moindre affliction si ce n'était la frustration ou la faim. Les sirènes elles-mêmes entretenaient cette vision.

Après tout, pour éprouver, il fallait faire preuve d'une once d'humanité.

Et c'était le cas de Meredith. Cette faible lueur qu'elle avait entretenu par l'amour d'Erik venait de se transformer en un brasier qui la consumait de l'intérieur, la brûlait et la ravageait avec tant de hargne qu'elle avait l'impression qu'elle en mourrait. Elle avait si peu de contrôle qu'elle basculait d'un extrême à l'autre, incapable de maîtriser les émotions trop puissantes qui deferlaient en elle, passant de la haine à l'amour...

Guidée par la fureur et la peine, elle s'était échappée du manoir pour s'enfuir dans les bois. Elle n'avait qu'un seul désir, s'éloigner le plus possible de ce lieu de malheur, retrouver un semblant de quiétude, un ersatz de contrôle, avant de céder et de perdre toute maîtrise définitivement.

La sirène avait tant couru aveuglement que lorsqu'elle s'arrêta, elle ne savait plus vraiment où elle était. Le souffle court, chose qui ne lui arrivait pourtant jamais, elle tourna sur elle-même, observant autour d'elle les arbres qui se dressaient, immenses, sombres, dans ce bois que la Lune n'avait pas encore contaminé de son influence. Elle avait senti au long de sa course la présence de créatures surnaturelles protégées par la Mort. Et toutes avaient fui sur son chemin, sentant en elle la présence de la Lune.

Un soubresaut secoua Meredith avant qu'elle ne se fige. La douleur qui gagna son corps était telle qu'elle grimaça. La souffrance émotionnelle se transformait en souffrance physique. Elle avait l'impression qu'un millier de lames s'enfonçaient en même temps dans son être, labourant ses chairs, la poussant vers un abîme sans fond.

Ses jambes cédèrent sous elle et elle tomba à genoux sur le sol épineux de la forêt. Et brusquement, tout explosa en elle. Un cri de rage pure lui échappa, résonnant dans la forêt et provoquant l'envol bruyant de plusieurs corbeaux dont les croassements macabres noyèrent le râle douloureux de la créature lunaire.

La douleur était telle qu'elle avait l'impression que jamais elle n'arrêterait cet étrange phénomène. Sur ses joues dévalaient des perles d'eau salée, d'eau marine, mêlée à d'autres gouttes bien plus écarlate... La sirène avait déjà vu cela chez les mortels. Des larmes ! Voilà qu'elle pleurait... Sans pouvoir s'en empêcher, les larmes coulaient de ses yeux jaunes, roulant le long des écailles qui apparaissaient sur son visage.

Meredith ignora tout des branches qui rentraient dans la peau de ses jambes, de la nature qui s'agitait autour d'elle. L'état dans lequel elle se trouvait la coupait de tout. Elle ne comprenait pas ce qu'il lui arrivait. Elle ne comprenait pas ce qui la plongeait dans une telle affliction. La vive brûlure qu'elle avait ressentie en entendant les mots du faucheur avait été telle qu'elle n'avait pu se contrôler.

Les Faucheurs III - Chant MortelWo Geschichten leben. Entdecke jetzt