Prologue

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Tout était calme. Je contemplais la plaine, le vent caressait les hautes herbes, et j'écoutais le bruit du ruisseau s'écoulant non loin de là. J'étais bien. Je m'allongeai sur le sol, à même la terre, et mon regard se perdit sur cette vie, presque invisible, qu'on ignore le plus souvent avec superbe. Les fourmis avançaient en cadence, une sauterelle se reposait ou m'observait à son tour – je ne savais pas trop – et beaucoup d'autres insectes, dont j'ignorais le nom, vagabondaient à leur occupation quotidienne.

Je les piétinais tous les jours sans le vouloir, mais il suffisait que je pose mon regard à leur niveau pour voir qu'ils étaient là, à une échelle différente, dans les champs, les herbes et la terre. J'étais chez eux et nul doute que sous le sol où je m'étais allongée, il en grouillait encore bien d'autres.

Mon esprit divaguait et ces quelques minutes d'insouciance me firent le plus grand bien. C'était mon petit bout de paradis à moi. Écouter et observer la nature ne serait-ce que quelques secondes me permettaient de m'évader et de me perdre à travers les rouages de l'univers.

J'y avais ma place assurément, mais peut-être pas celle que je désirais. Entre le plaisir et le devoir, il fallait bien souvent faire un choix. J'avais fait le mien, du moins je le croyais.

- Qu'en penses-tu la sauterelle ? dis-je à haute voix en examinant cette dernière. Quoi ? Tu ne souhaites pas me répondre ? Je te vois me regarder !

La sauterelle s'élança brusquement sur un autre feuillage. Je l'avais importunée.

- Tu as raison, fis-je pour moi-même. Moi aussi j'aimerais partir plutôt que d'être observée.

Je me relevai alors et secouai la terre et les quelques brindilles qui s'étaient accrochées à mes vêtements. Je me dirigeai vers le cours d'eau, songeant que je ne pourrais à présent plus m'y rendre aussi souvent qu'autrefois, pour ne pas dire jamais. J'essayais de profiter de ce moment, mais je n'y arrivais pas vraiment. Je savais au fond de moi que c'était la dernière fois que je foulais ma terre natale et que bientôt j'en serais arrachée. Je me sentais tellement seule.

Je n'en faisais pas état, c'était la tradition. Je savais dès mon plus jeune âge que ce jour arriverait. C'était ainsi, bien que j'aurais aimé repousser l'échéance. Au fond de moi, j'avais envie de crier, de hurler que j'étais libre, que personne ne me posséderait. Je n'étais pas une chose qu'on soumettait, j'étais Isabelle de Valdéria, qu'importe ce qu'on voulait que je devienne ! J'étais moi, une entité à part. J'étais une enfant de 17 ans qu'on vendait au plus offrant...

Comprenez-moi, j'avais bien conscience que de nombreuses femmes en étaient passées par là avant moi et que personne ne s'offusquerait de mon cas, mais tout mon être se révoltait et criait à l'injustice. Demain, on allait me marier à un parfait inconnu et je n'y pouvais rien.

Il faut dire qu'ici les alliances n'avaient jamais été question de sentiments, mais bien d'intérêts familiaux. Les familles s'unissaient pour devenir plus riches, plus fortes, plus puissantes et assurer la pérennité de leurs noms. C'était de véritables stratégies qui étaient mises en place et aucune famille Hululienne n'échappait à cette règle. Heureusement, il arrivait que ces unions donnent naissance à des couples solides. L'amour venait parfois avec le temps, les sentiments s'installaient après le mariage... la haine aussi.

J'exécrais cette société et ses mentalités ! De toute mon âme, de tout mon cœur, jamais je ne me souvenais avoir voulu ce jour. Vivre en craignant un moment imposé, le subir ensuite et ne pouvoir s'y défaire, était-ce une vie ? Était-ce celle-ci que nous avions tous décidé de vivre ? Je ne croyais pas les autres mariés plus ravis de la situation ; après tout, c'était un pari des plus hasardeux ! Qui avait pu désirer cela et l'imposer à toute la population ? Pourquoi l'acceptions-nous ?

Je rêvais assurément de liberté ! Il y avait tant d'autres terres parsemées à travers le monde, y était-on plus heureux ? Vivait-on différemment ? Qu'est-ce qui s'y cachait ? De nouveaux paysages ? De nouvelles façons de penser ? Ou est-ce que les hommes oubliaient leur passion en grandissant et ne vivaient que par intérêt économique, peu importe la terre qu'ils habitaient ?

Un bruit de pas derrière moi m'alerta et fit cesser le fil de mes pensées. J'aperçus alors le visage familier de Mejä qui me souriait.

- Je ne voulais pas te faire peur, s'excusa-t-il.

- Ce n'est rien. J'étais dans mes pensées.

- Tu penses à demain ?

- Entre autres.

Il acquiesça d'un air compatissant. Il savait que je ne voulais pas partir. Il me connaissait bien. Mejä et moi avions grandi ensemble. Lui non plus n'avait jamais quitté notre village. Il était le fils du boulanger et avait toujours aidé ses parents à maintenir leur commerce, me faisant profiter au passage d'excellents petits pains au lait dont j'allais avoir du mal à me passer.

- On m'a dit beaucoup de bien de la famille de Yaël. C'est une bonne union, tenta-t-il de me rassurer.

- Il paraît.

- Ta tante et ton oncle n'auraient pas consenti ta main dans le cas contraire, tu le sais.

- Tu n'as pas à me le rappeler, lui dis-je sèchement.

Je connaissais mon devoir, je n'avais juste pas envie de le faire et encore moins qu'on me le rappelle. On ne pouvait me réprimander de ne pas me réjouir !

- Excuse-moi, je sais que tu essaies de me réconforter, lui assurai-je sur un ton plus calme.

- Ne t'inquiète pas. Je sais aussi...

Il me regarda d'un air entendu et s'assit sur une des roches à côté de moi. Nous restions là un moment, sans rien dire, à contempler le courant qui se déversait devant nous dans un clapotis apaisant. Ce ruisseau m'avait toujours tranquillisé, à sa façon.

- Tu sais... finit-il par dire.

Il hésita et continua.

- Tu ne vas pas me manquer tant que ça !

Je savais qu'il pensait tout le contraire. Il m'aimait. Sincèrement. Mais je ne l'aimerais jamais de cette façon, même si je le pouvais. Je crois qu'il le savait aussi.

Mejä avait deux ans de moins que moi et je l'avais toujours considéré comme un petit frère. Ses sentiments à lui s'étaient mués avec le temps, la puberté aidant sans doute. Il commençait à prendre les traits du futur jeune homme qu'il allait devenir. Je n'avais pas remarqué de suite que la nature de nos rapports avait changée. On ne voyait souvent que ce qu'on avait envie de voir, mais je ne pouvais plus le nier depuis cet après-midi où il m'avait embrassée.

Il avait compris que ses sentiments n'étaient pas réciproques et nous avions choisi de faire comme si rien ne s'était passé. Je crois que l'on tenait trop à notre amitié pour prendre le risque de la briser.

Pourtant, aujourd'hui le résultat était le même. La cérémonie de demain scellerait en quelque sorte la fin de notre amitié.

- Certes, mais je suis inquiète, fis-je.

Il haussa les sourcils, perplexe.

- Comment vas-tu faire à présent pour rentrer chez toi sans encombre ? Je ne pourrai plus veiller sur toi désormais, annonçai-je avec tout le sérieux possible.

- Ne t'en fais pas pour moi, me répondit-il simplement.

Je pensais qu'il allait rire avec moi. Tourner la situation en dérision et entrer dans mon jeu comme il le faisait d'habitude. Mais son sérieux me ramena immédiatement à la réalité et cette peur, que j'essayais d'enfouir, ressurgit aussi vite et comprima mon cœur.

La Grand'Astrée. La légende d'Izi et de Yaël - Tome IWhere stories live. Discover now